Il y a VINGT Ans, Guy DUROSIER Trait sa Révérence (Troisième partie) par Eddy Cavé
Dans les deux premières parties de cet article, l’auteur de De mémoire de Jérémien a effectué un survol rapide de la vie de Guy Durosier et brossé à grands traits le contexte socio- culturel dans lequel ce dernier a passé une quinzaine d’années au Canada. Dans cette troisième partie, il évoque les souvenirs de deux périodes qu’il a vécues auprès de ce personnage fascinant.
Une victime de ses talents et de ses propres succès
Guy était incontestablement, non seulement un des plus grands artistes haïtiens de sa génération, mais aussi un des rares chanteurs du pays capables de jouer sur tous les registres et de séduire des publics exigeants et variés. Mais cet enfant gâté issu de deux grandes familles du pays, les Du- rosier et les Pétrus, sera apparemment toujours insatisfait de son sort. J’étais encore très jeune, à Jérémie, quand, en début de carrière, Guy signait de grands succès comme Ma brune, Michaëlle, Mambo Trafic, etc. ll était alors la grande vedette des cocktails dansants du dimanche matin, à Cabane Choucoune, et des prestigieuses soirées animées dans les grands hôtels de la capitale par l’Orchestre Issa El Sahieh, rebaptisé Orchestre Nono Lamy. Chanteur, compositeur, saxophoniste et pianiste de grand talent, il semblait né pour la gloire et il prit l’habitude de penser et d’agir en conséquence.
Mes premiers souvenirs de Guy
Quand, en 1957, je suis arrivé à Port-au-Prince pour faire mes humanités au lycée Pétion, Guy avait déjà quitté Haïti. Je ne peux pas dire qu’il était célèbre, mais il se répétait déjà qu’Edith Piaf l’avait surnommé « le souffle puissant d’Haïti ». On parlait de lui dans les mêmes termes que de Frantz Casséus, qui accompagnait Harry Belafonte à la guitare. Mais sa musique était en train de subir les contrecoups des mutations et des changements de goût de la société haïtienne. On parlait encore du Conjunto Tipico Cibaeno d’Angel Viloria, que j’avais déjà connu dans ma province natale; l’ensemble Aux Calebasses et le konpa dirèk de Nemours Jean-Baptiste faisaient des vagues difficiles à contenir. Dans mes souvenirs, Guy n’était plus la coqueluche du village à l’époque. Raoul Guillaume, dont la musique n’a toutefois jamais été l’activité principale, à ma connaissance, le remplaçait comme compositeur.
Certes, il y avait de la place pour divers styles et divers groupes, mais le marché était très petit. Issa El Sahieh avait accroché sa clarinette. Le groupe Shoo Boom n’existait plus et les musiciens qui jouaient au Casino international, dans les grands hôtels comme Cabane Choucoune, Riverside ou Ibo Lélé avaient de bonnes raisons de s’inquiéter, après l’éprouvante campagne électorale de 1956-1957. Avec l’arrivée de François Duvalier au pouvoir, puis le durcissement graduel de son régime et les rudes coups encaissés par l’industrie haïtienne du tourisme, c’est dans l’émigration qu’un grand nombre de talents devront aller chercher un traitement à la hauteur de leurs attentes. Plusieurs grands noms de la scène musicale haïtienne disparaîtront donc, entre la fin des années cinquante et le milieu de la décennie suivante, notamment ceux de Nono Lamy, de Joe Trouillot, Kesner Hall, Dorval, Chico Simon, Pereira, etc.
Durant cette période, Guy sembla se contenter, à Montréal notamment, de l’accueil chaleureux que lui faisait la clientèle des clubs de Carlo Juste, les jeunes professionnels haïtiens qui découvraient le Québec et surtout les ravissantes Québécoises fraîchement libérées de la tyrannie des curés catholiques. Il a ainsi animé, sous mes yeux, jusqu’au début de 1971, d’inoubliables soirées où il recréait, avec un rare bonheur, l’atmosphère enjouée et feutrée des soirées de ce qu’on convient d’appeler de nos jours la Belle Époque.
J’ai rencontré Guy pour la première fois à Montréal, en 1968, durant une brève visite dans la métropole du Québec. Il jouait alors dans une des boîtes de Carlo Juste et je fus fasciné par l’ambiance qui y régnait. J’avais un emploi stable et de bonnes perspectives d’avenir au pays mais, ce soir-là, je ne pus résister à l’attrait du Québec. Entouré d’anciens camarades du lycée Pétion, je pris la décision d’y revenir le plus tôt possible. Cela se fera deux ans après, mais j’y suis resté moins d’un an, car Ottawa m’offrait davantage de perspectives sur le plan professionnel.
Un souvenir inoubliable
Au moment où je m’installe à Montréal, Carlo Juste a déjà dis- paru du paysage et je retrouve Guy dans la salle de danse d’un motel du nord-est de Montréal, Chez Tonton. J’en fais mon point de chute et j’y vais toutes les fois que je sors. J’ai ainsi côtoyé Guy sans interruption jusqu’au jour où il est parti pour Haïti, à la cloche de bois. Je l’ai ainsi vu jouer sur tous les registres et entendu tout son répertoire de l’époque. Comme on dit au Québec, « on a eu du fun en masse », durant cette période.
La plus mémorable des soirées animées en ma présence par Guy Durosier, à Montréal, est, sans conteste, celle, bien intimiste, du 1e janvier 1971. La plupart des boîtes de nuit étaient fermées, ce soir-là car, après les bals de fin d’année du 31 décembre, personne ne s’attendait vraiment à assister à quelque chose de spécial à la boîte bien ordinaire du motel Chez Tonton. Faute de mieux, les habitués des lieux s’étaient retrouvés aux alentours de 23 heures dans la salle de bal où Guy commençait son tour de piste. Autant que je me rappelle, il n’y avait, ce soir-là, que des Haïtiens dans la salle. De vieux amis disparus pour la plupart aujourd’hui : Luc Hector, Martin Canal, Elie André, Roro Compas, Antonio Jean, Frantz Bréville, Michel Bonhomme, Ti Tonn Kavanagh, Josué Milord, Solon Balthazar. Il y avait aussi des survivants, dont Valère Cécil Philantrope, Guy Félix, Claude Lanoix, Jacky Benjamin, Jean Benjamin, Marie-Cécile Sinaï, Maryse Duret, Leslie Alerte et plusieurs amis de pas- sage à Montréal pour les fêtes de fin d’année.
Pour créer une atmosphère plus chaude et plus intime, Guy nous invita à nous rapprocher du piano et il nous gratifia du plus agréable spectacle haïtien auquel j’ai participé en plus de 50 ans de vie à l’étranger. Ce soir-là, il avait manifestement le cœur à la fête et il voulait jouer pour son petit monde : Nan Kabrit O, Gabelus, Redi, Redi, Redi, Mon Kapitèn, Pasyans Ma Fi, Yo Voye w Lekol kay Madan Bwason. Tou le jou m sou. Naturellement, il fit une part spéciale aux grands classiques comme Ma brune, Marabout de mon cœur, Égoïsme, Courrier d’Haïti, Si tu m’aimais. Un vrai régal ! C’est seulement au moment de quitter la salle pour affronter le froid intense de cette période qu’on se rendit compte qu’on n’était au pays natal. Merci encore Guy, pour ce merveilleux cadeau ! eddycave@hotmail.com Ottawa, le 3 août 2019
cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur, édition du 4 septembre 2019 Vol. XXXXIX no.35, et se trouve en P.14 à : http://haiti-observateur.info/wp-content/uploads/2019/09/H-O-4-septem-2019.pdf