CONFLIT PRÉSIDENCE-SÉNAT
- Jovenel Moïse dans ses petits souliers
En prenant la décision d’annuler le Parlement, sans avoir l’autorité constitutionnelle d’agir en ce sens, Jovenel Moïse se retrouve dans ses petits souliers. Quarante-huit heures après avoir prononcé son scélérat verdict, il ne semble pas posséder les moyens d’y tenir jusqu’au bout. Puisque les neuf sénateurs frappés d’interdiction de continuer leur mandat par cette décision étaient à leur bureau, au Sénat, aujourd’hui (mardi) et compte y revenir normalement le lendemain. Ils disent ne pas être concernés par une nouvelle dis- position de la présence leur donnant trois jours pour restituer les matériels de l’institution se trouvant en leur possession.
En effet, en vertu des résultats des dernières Législatives donnés par le CEP de Léopold Berlanger, les sénateurs dont les noms suivent sont élus pour quatre ans : Évalière Beauplan, Antonio Cherami, Jacques Sauveur Jean, Carl Murat Cantave, Wilfrid Gélin, Ricard Pierre, Hervé Fourcand, Sorel Jacinthe, Francener Dénius et Nawoom Marcélus.
En revanche, les sénateurs Youri Latortue, Nènel Cassy, Ronald Larêche, Onondieu Louis, Dieudonne Luma Étienne (l’unique femme siégeant au Grand Corps), Jean Renel Sénatus, Wilot Joseph et Jean Marie Junior Salomon ont un mandat de quatre ans.
Suivant la pratique parlementaire en vigueur en Haïti, le mandat des sénateurs est déterminé par le nombre de voix recueillies parle candidat. Celui qui recueille le plus grand nombre de voix est élu pour six ans, le suivant pour quatre ans, et celui qui obtient le moins de voix est élu pour deux ans.
La Constitution prévoit que pour éviter un vide institutionnel, au niveau du Sénat, des élections soient organisées afin de renouveler le tiers du Sénat dont le mandat arrive à échéance, d’abord après deux ans, puis après quatre ans, en enfin après six ans. Cela signifie que Jovenel Moïse aurait dû organiser de nouvelles élections avant le deuxième lundi de janvier 2020. Ces élections n’ayant pas eu lieu, le Sénat devrait perdre un tiers de son effectif.
Mais au lieu de déclarer «constater la caducité » du mandat de dix sénateurs, il a décidé, de par lui-même, d’interdire l’accès à leur fonction légitime aussi aux sénateurs dont le mandat doit arriver à terme le deuxième lundi de janvier2022.
La décision qu’a prise M. Moïse vise simplement à éliminer les sénateurs qui ont inspiré l’opposition contre lui et ceux qui, comme Youri Latortue, ont dénoncé les scandales de corruption qui gangrènent son administration.
C’est donc parce qu’il sait que la décisions prise à l’encontre des sénateurs dont le mandat expire en 2022 est tout à fait illégale qu’il s’est gardé d’entériner sa décision par un acte officiel, tel qu’une résolution devant être publiée dans le journal officiel Le Moniteur, comme cela se fait normalement. Juridiquement parlant, cette décision par laquelle Jovenel Moïse prive les neuf sénateurs (moins un, Guy Philippe, en prison, on se le rappelle, pour avoir été reconnu coupable de trafic de drogue par un tribunal fédéral, à Miami), de leur droit d’exercer leur mandat de quatre ans n’a aucune base légale. Dès lors, comme l’ont laissé entendre les victimes, « ne les concerne pas ».
Le CEP se tait Le Conseil électoral provisoire (CEP), qui a pour président est Léopold Berlanger, est l’organisme chargé d’organiser, de gérer et de superviser le scrutin avant de donner les résultats, et de décréter la durée du mandat de chaque élu. Cela veut dire que l’organisme électoral devrait, tout au moins, émettre un communiqué en vue de rappeler les uns et les autres des dispositions légales relatives au mandat de chaque groupe de sénateurs.
Mais, selon toute probabilité, Berlanger et le CEP ont décidé de se taire obéissant au mot d’ordre de Jovenel Moïse. À noter que ce dernier s’est gardé de dissoudre l’organisme électoral dont les fonctionnaires continuent de percevoir leurs juteux salaires et des privilèges exclusifs. Il savait qu’il allait avoir besoin d’eux pour réaliser sa sale besogne.
Levée de boucliers contre Jovenel Moïse
Les sénateurs victimes de cet acte criminel du chef de l’État ne se laissent pas intimider. Collectivement ou séparément, ils interviennent publiquement pour dénoncer cet agissement inqualifiable. Les sénateurs Youri Latortue, Jean Renel Sénatus et leurs collègues ont déposé une plainte au Parquet de Port-au-Prince. De son côté, le sénateur Onondieu Louis a émis un communiqué dans lequel il rassure ses mandataires du Nord- Ouest qu’il n’est pas prêt à renoncer au mandat de quatre ans qu’il lui a donné pour les représenter au Sénat. «Mon mandat n’est pas négociable», dit-il.
De son côté, Rosny Desroches, un des membres de la société civile, a, lors d’une intervention publique, dénoncé sans appel cet acte de Jonenel Moïse. Selon lui, il s’agit d’une décision illégale, qui risque de compromettre le bon fonctionnement de la démocratie. Aussi invite-t-il le président du pays à faire marche arrière.
Le sénateur Patrice Dumont monte au créneau
Un des dix sénateurs élus pour six ans, le sénateur Patrice Dumont est monté au créneau contre la décision du président Moïse. Dans cette lettre adressée à ses collègues, également élus pour six ans, il les met en face de leurs responsabilités par rapport à la Constitution et à la Loi électorale. Voici le texte intégral de ce document.
Port-au-Prince, 20 janvier 2020
- Sénateurs assermentés du 9 janvier 2017 au 18 avril 2017
- Kedlaire Augustin, Jean Rigaud Bélizaire, Denis Cadeau, Rony Célestin, Garcia Delva, Ralph Féthière, Joseph Lambert, Wanique Pierre, Pierre François Sildor
Collègues,
Le Président de la République n’a pas osé signer un arrêté ou un quelconque acte officiel qui aurait accompli sa forfaiture consistant à déclarer le 13 janvier écoulé, par tweeter et lors d’un point de presse au Palais National, la fin du mandat de 19 sénateurs assermentés en 2016, les uns deuxièmes, les autres premiers des élections tenues sous l’égide du Décret électoral du 2 mars 2015. Sont partis sans maugréer les mandatés de quatre ans, non en fonction des déclarations fantaisistes du Président de la République, mais selon l’article 50.3 dudit Décret électoral. Logique et légal.
Les autres, ceux détenteurs du certificat de premier sénateur du CEP, ont encore deux ans de mandat. Mais, le mardi 14 janvier, jour prévu pour l’élection du bureau du Sénat, ô perfidie, ces collègues ont été empêchés de pénétrer sur leur lieu de travail, le Sénat de la République, par un dispositif policier exceptionnel. De qui donc, supérieur au Directeur Général de la Police Nationale, était sorti cet ordre ? Serait-ce vous ? Ou le Président de la République si zélé a déclaré avec allégresse la mort de l’État dont, pourtant constitutionnellement il est le Chef ? C’est curieux que deux personnes de statut et de fonctions différents puissent commettre la même faute, l’un par un verbe abusif, l’autre, en fait un groupe, par un silence bruyant comme un méchant orage !
L’un d’entre vous avait vendu la mèche quand, sur le forum whatsapp des Sénateurs, voulant inviter le Secrétaire Général à annoncer la séance réglementaire de renouvellement du bureau le deuxième mardi de janvier, il argumenta en ces termes : « en lien avec la déclaration du Président de la République ce lundi 13 janvier, Je* vous saurais gré**, au nom du GSEP et au mien propre d’enclencher la procédure ». Quel est ce stratagème de constituer un entre-soi de huit sénateurs réglé par le Palais National pour constituer un bureau dans le dos de 11 autres? Je ne reconnais pas ce bureau. La Constitution de 1987 amendée, le Décret électoral du 2 mars 2015 et notre Règlement Intérieur, sont nos guides. La Constitution est claire en ses articles 60 et 60-1 : « Chaque Pouvoir est indépendant des deux autres dans ses attributions qu’il exerce séparément » ; et « Aucun d’eux [l’un des trois pouvoirs] ne peut, sous aucun motif, déléguer ses attributions en tout ou en partie ni sortir des limites qui lui sont fixées par la Constitution et par la loi ». Les attributions des Sénateurs sont donc intransmissibles et inaliénables. Quant au Règlement Intérieur, en son article 6 il fixe nos treize attributions dont la onzième précise: « inscrire les Sénateurs, valider leurs pouvoirs et procéder à leur assermentation…». Si unis et troublés dans vos illusions partisanes, vous vous laissez emporter par l’ivresse d’un coup d’État, en tout état de cause et à toutes fins utiles, je vous invite à vous dégriser en relisant le Règlement Intérieur des articles 9 à 18 qui renvoient tous à la « Constitution et la Loi Électorale ».
Je suis solidaire des Sénateurs dont les droits sont violés, quel que puissent être leur personnalité et leur chapelle politique : question de principe. Mais je me bats surtout pour la vérité et le bien public dont la démocratie architecturée en trois pouvoirs indépendants et plusieurs contre-pouvoirs hors État est le pilier incontestable. Il faut donc, au-delà de votre posture de fait accompli et des recours exercés par les Sénateurs agressés dans leurs droits, vous soumettre à l’exercice toujours heuristique de la confrontation des textes qui régissent notre institution à nos idées et nos positions partisanes. Réunissons-nous et disons-nous la vérité.
Malgré nos trop graves divergences, souvenons-nous enfin de qui nous sommes fils et pour qui nous sommes censés travailler : le peuple haïtien. C’est donc haussé par le sentiment patriotique que je vous fais mes vœux de paix à partager avec les vôtres, famille et collaborateurs, dont le bonheur, je le sais, est une part importante du vôtre.
- Sénateur Patrice Dumont
- * Le collègue en question a employé le majuscule dans « je » alors que ce n’était pas en début de phrase. C’est sans doute par inadvertance.
- ** Il manquait « gré » après « je vous saurais… ». Là encore, on sait que les coquilles glissent beaucoup dans les messages écrits à la va-vite sur whatsapp
- Document original PDF : SenateDumontCompressed
L’étau se resserre-t-il sur Jovenel Moïse
Il y a fort à parier que la communauté internationale n’a pas réagi dans le sens que l’avaient escompté Jovenel Moïse et ses conseillers. Des sources diplomatiques ont révélé que plusieurs représentants de pays étrangers n’ont pas caché le désaccord de leurs gouvernements par rapport à cette décision.
En effet, un diplomate a fait savoir que la Communauté économique de la Caraïbe, la CARICOM, s’est déclarée en opposition à l’idée de « gouverner par décret ». Surtout quand Jovenel Moïse recourt à la violation de la Constitution et de la Loi électorale pour commettre cette forfaiture.
Par ailleurs, un observateur international, qui possède des antennes parmi les diplomates basés en Haïti, a laissé entendre que certains pays auraient même menacé d’arrêter le peu d’aide qu’ils accordaient à l’équipe dirigée par M. Moïse. Ce qui l’a porté à dire : « L’étau se resserre sur Jovenel Moïse ». Dans cet ordre d’idée, il a attiré l’attention sur les dernières déclarations de l’ambassadeur américain relatives à l’aide à Haïti.
Dans un premier temps, Michèle Sison avait fait savoir que son pays allait accorder une aide à Haïti. Toutefois, à peine quelques heures plus tard, elle devait twitter «Tant qu’un accord politique n’aura pas été trouvé & tant que la situation sécuritaire ne se sera pas améliorée les Haïtiens ne pourront bénéficier pleinement des programmes de @ USAID. Les acteurs politiques haïtiens détiennent la clé de l’avenir d’Haïti. Ils doivent agir maintenant».
Le dos au mur
Dans ce bras de fer entre les sénateurs et Jovenel Moïse, ce dernier risque de sortir le vrai perdant. Car la mobilisation qui sera relancée contre lui connaîtra essor tel qu’elle n’avait connu avant. Car l’argument du président haïtien relatif à son mandat, qu’il prétendait « immuable », ne tiendra plus. Il a pris un malin plaisir à voler celui de sénateurs. Dorénavant, il sera difficile de convaincre grand monde que la campagne lancée en vue d’obtenir la démission du président est bien justifiée.
Tout compte fait, c’est Jovenel Moïse lui-même qui va aider à démolir sa présidence.
Cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur, édition du 22 janvier 2020 VOL. L, No. 3 New York, et se trouve en P. 1, 13 à : http://haiti-observateur.ca/wp-content/uploads/2020/01/H-O-22-Januari-2020.pdf