L’Affaire Calixte par Charles Dupuy
- LE COIN DE L’HISTOIRE
Après le départ des Américains, Vincent avait nommé le colonel Démosthène Pétrus Calixte chef de la Garde d’Haïti. À la même époque, il appelait le major Durcé Armand à la direction du département militaire du Palais national. Calixte, en plus de s’exprimer dans un parfait espagnol, parlait couramment l’anglais et s’était révélé un collaborateur si précieux pour les Marines, qu’à l’âge de 34 ans il devenait le plus haut gradé haïtien de l’Armée. Si Calixte commandait la Garde d’Haïti, Durcé Armand, qui con- trôlait tous les postes stratégiques de Port-au-Prince, avec l’artillerie, les armes lourdes et les dépôts de munitions, se considérait comme le chef militaire suprême en Haïti.
Le major Armand était un homme autoritaire, suffisant et borné. Il était appuyé par les troupes du Palais, alors que le camp de Calixte était composé d’officiers noirs très frustrés devant le pouvoir accumulé par les deux hauts gradés mulâtres du Palais, Durcé Armand et Arnaud Merceron. L’inimitié entre les deux clans atteignit son paroxysme après le massacre des Haïtiens organisé par Trujillo, en 1937. À ce moment-là régnait une atmosphère de crise chez les officiers de la Garde qui, non moins humiliés par la provocation dominicaine, que par l’absence de réaction des autorités, voulurent établir une dictature militaire au pays. Ils avaient convenu de tuer Armand, de renverser Vincent et de placer Calixte à la présidence. Si cette tentative de coup d’État compte parmi les effets corrélatifs du massacre de 1937, il n’en reste pas moins qu’on doit aussi la ranger parmi les innombrables épisodes de l’éternelle compétition entre Noirs et Mulâtres, qui ponctuent tristement l’histoire de la République d’Haïti.
Le dimanche 12 décembre 1937, en début de soirée, le major Armand et le capitaine Merceron, ne s’étaient pas plus tôt installés sur la terrasse du Rex-Café, aux abords du Champ de Mars, que d’une voiture en marche on tirait plusieurs coups de feu en leur direction. Pendant que, tous pneus crissant, la voiture s’éloignait de la scène, la panique s’emparait des promeneurs et les spectateurs du cinéma Rex quittaient la séance en pagaille. Touchés, Armand et Merceron (*) furent conduits à l’Hôpital général où l’on constata qu’ils n’avaient subi que des blessures superficielles et sans conséquence.
Dans l’heure qui suivit, Calixte quittait sa résidence de Pétion-Ville pour se rendre au Pa- lais et aux Casernes Dessalines, un territoire militaire que le major Armand avait péremptoire- ment soustrait à son autorité. Quand il apprend que le président se trouvait au chevet des blessés, Calixte, suivi de son escorte, fonce en direction de l’hôpital et croise le président qui revenait au Palais en compagnie du ministre de l’Intérieur, Christian Lanoue, suivi de quelques gendarmes. Vincent se met sous la protection du colonel qui l’accompagne au Palais, jusque dans ses quartiers, dans sa chambre même, afin de le mettre en sécurité, le réconforter et l’assurer que rien de fâcheux ne pourrait lui arriver désormais.
Peu après, le major Armand revenait précipitamment au Pa lais avec la jambe gauche couver- te de pansements, afin de reprendre son commandement et faire démarrer l’enquête. Une enquête dont la principale pièce à conviction était une auto retrouvée abandonnée au bois Saint- Martin, et dont le numéro de plaque, P-3031, avait été relevé par un passant au moment de l’attentat. Le véhicule, une Ford, avait été loué à la Société Haïtienne d’Automobiles par nul autre que le lieutenant Bonicias Pérard. On inculpe donc les lieutenants Bonicias Pérard et Florian Modé qui, le jour du crime, avaient été aperçus par des témoins, circulant dans la voiture de location. Malgré ses véhémentes dénégations, le lieutenant Pérard sera traduit devant une cour martiale et condamné à mort.
Convaincu que les conjurés ne pouvaient avoir agi qu’à l’instigation de Calixte, Christian Lanoue lui tendit un guet-apens. Il l’invita à venir chez lui, le dimanche 9 janvier 1938. Quand Calixte arriva chez Lanoue, une cinquantaine de soldats s’y trouvaient camouflés. Lanoue lui annonce alors sa destitution et l’invite à l’accompagner au Palais. Là, il rencontre le nouveau chef de la Garde, le colonel Jules André, lequel, en grand secret, était rentré du Cap la veille. Après avoir assisté à la cérémonie d’investiture de son successeur, un Calixte ébranlé se rendit sous un déguisement au presbytère de Pétion-Ville où il restera caché pendant près d’un mois. Il ne quittera son refuge qu’au moment où, Vincent, jugeant que le colonel s’était imprudemment laissé égarer par la vanité de ses sentiments, l’affecta au poste d’inspecteur des ambassades et consulats d’Europe.
À l’aube du lundi 7 mars 1938, Pérard était conduit devant le peloton d’exécution, au champ de tir de la Saline. Le colonel Jules André lui proposa de solliciter sa commutation de peine, une requête dont l’issue était en son pouvoir, si seulement Pérard voulait bien admettre sa culpabilité et trahir ses complices. Jusqu’au dernier moment, Pérard affirmera n’avoir pas tiré sur Armand et que les véritables assassins du major mangeaient tous les jours à sa table. L’exécution de Pérard sema l’épouvante par- mi les conjurés. Le lieutenant Modé, un complice de Pérard, lui aussi condamné à mort, demanda à rencontrer le colonel André à qui il promit de tout révéler, à la condition qu’il fût épargné de la fusillade. Rassuré sur ce point, Modé reconnaît tous les faits, avoue qu’il se trouvait dans la Ford, en compagnie de Pérard, mais aussi avec les lieutenants Herbert Hyppolite, Bénony Saint-Martin et Yves Depestre. La grande surprise de ces révélations fut la participation au complot du lieutenant Depestre, un des meilleurs amis et protégés du major Armand. À partir de ce moment, les dénonciations fusèrent de toutes parts, alors que les arrestations se multipliaient dans les rangs des officiers, « la fine fleur de l’Armée », comme le dira Vincent.
Tous les officiers dénoncés et arrêtés sont traduits devant le tribunal militaire. Arthur Bonhome, Roger Bordes, Clément Dascy, Roger Dorsinville, Gérard Faubert, Ludovic Fils-Aimé, Hébert Francillon, Wilfrid Guillaume, Pierre Rigaud, reconnaissent tous qu’ils avaient effectivement participé au complot, à cause de la lâche attitude de Vincent, après le massacre de 1937. Tous admettent avoir conspiré avec la complicité du colonel Calixte, sur ses conseils et en sa faveur. Ils admettent également avoir agi selon les instructions du colonel, qui avait été tenu informé de la situation et coordonnait les opérations. Tous furent condamnés à la dégradation militaire et à de longues peines de travaux forcés. Accusé de crime contre la sûreté intérieure de l’État, Calixte fut rappelé de son poste pour qu’il réponde de ses actes devant la Cour martiale. Il fit mine de revenir, mais se déroba au dernier moment pour aller s’exiler à Santo Domingo. Condamné à mort par contumace, il s’expliquera, dans ses Mémoires, qu’il fit paraître en 1939, sous le titre Calvaire d’un soldat. C’est finalement Lescot qui lui accordera sa grâce, en 1941, alors que Vincent, bon prince, avait, depuis longtemps déjà, amnistié les officiers impliqués dans l’affaire.
(*) Armand fut touché à la cuisse. Devenu chargé d’Affaires au Mexique, en 1944, puis ambassadeur au Guatemala, il est mort à Port-au-Prince, le 3 juin 1966. Quant à Merceron, il reçut une balle à l’avant-bras gauche et l’y garda toute sa vie. Signalons qu’il avait eu le temps de dégainer son arme et de faire feu sur la voiture en fuite. Il fera une carrière diplomatique, avant de mourir en Floride, le 17 mai 1977. C.D. coindelhistoire@gm
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Cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur VOL. LI, No. 42 New York, édition du 3 novembre 2021, et se trouve en P. 3 à : h-o 3 nov 2021