LE COIN DE L’HISTOIRE
- Le Fort Belair Par Charles Dupuy
Je ne peux me défendre d’une pointe de mélancolie quand je pense au sort malheureux qu’a connu le fort Belair, situé à l’entrée de la ville du Cap-Haïtien, au tout début des années 1970. Ce fort a été détruit sous la présidence de Jean-Claude Duvalier par un riche homme d’affaires capois, ami de Madame veuve François Duvalier qui, grâce à la protection de cette dernière, a pu raser impunément la fortification et faire disparaître les bouches à feu qui en garnissaient les créneaux, cela, afin de construire sa résidence personnelle, une horrible et présomptueuse villa dans le goût de ce qui se fait de plus abominable. Un caporal de l’avant-poste de police du Bel-Air, qui avait interdit à l’équipe de démolition de poursuivre son travail de sape, sera sévèrement remis au pas quand le constructeur de la maison se rendit au Palais national pour se plaindre auprès de sa bonne amie Simone Ovide Duvalier, alors la gardienne toute-puissante de la « révolution duvaliériste ».
Le fort Belair est celui que Biassou avait pris au Français, mais sans oser bombarder la ville du Cap. C’est celui qu’avaient occupé les officiers fidèles à Tous saint, lors de la fameuse affaire Villatte. C’est aussi là que Sal nave se retrancha pour repousser les Tirailleurs de la Garde de Geffrard, en 1865. Quand, au cours de cette même guerre civile, les bâtiments de la marine britannique entreprirent de bombarder les forts qui dominaient la ville, le fort Belair sera le dernier à être évacué par Florvil Hyppolite, le général qui le commandait, cela, après avoir causé des dommages irréparables au H.M.S. Bull-Dog. Le fort Belair est mentionné par tous les historiens haïtiens, de Thomas Madiou à nos jours. Au moment de sa démolition, il y avait un maire à la tête de la municipalité, un préfet de l’arrondissement, un commissaire du gouvernement et, bien sûr, un receveur des Contributions (DGI). Cela ne l’a pourtant pas protégé de la tornade destructrice du duvaliérisme intégral… Le fort Belair était régulièrement visité par les élèves de nos écoles, qui tiraient de cette promenade éducative une incomparable leçon d’histoire. La destruction du fort Belair s’est déroulée en plein jour devant un peuple silencieux et positivement terrorisé.
À deux pas du fort Belair se trouvent les ruines du fort Pierre Michel, aujourd’hui enclavées dans la propriété des Schutt, une vieille famille de commerçants allemands… Eh bien, pas une seule brique de ce fortin n’a été touchée par les Schutt, qui n’ont jamais d’ailleurs été très durs à con vaincre par les enfants du voisinage pressés de jouer entre ces murs lézardés. Pendant que les Schutt protégeaient ces vestiges, un Haïtien s’emparait du fort Belair, cette pièce unique de notre patrimoine historique et, délibérément, le détruisait jusque dans ses fondations. J’en resterai toujours inconsolable…
Une petite anecdote pour finir. Alors que mon grand-père, Villehardouin Leconte, se promenait un jour au milieu des ruines du fort Belair, il eut la surprise de trouver sur le sol une pièce de l’empereur romain Septime Sévère. Cette trouvaille s’est posée à lui comme une énigme indéchiffrable. J’ai appris depuis que les pièces romaines sont long temps restées en circulation dans la France rurale où elles servaient (et servent encore peut-être aujourd’hui) de monnaie d’échange. Sûrement qu’un de ces paysans devenu soldat aura perdu cette piécette qui, après plus de cent ans, devait faire la joie du fervent numismate qu’était mon grand-père.
C.D. coindelhistoire@gmail.com (514) 862-7185
Cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur VOL. LI, No. 32 New York, édition du 25 août 2021, et se trouve en P. 5 à : h-o 25 aout 2021