LE COIN DE L’HISTOIRE
- L’immigration levantine en Haïti par Charles Dupuy
Vers 1890, sous la présidence de Florvil Hyppolite, des hordes de Levantins à la mine effarée débarquaient en Haïti. C’étaient presque tous des chrétiens maronites, des Arméniens, des Syriens, des Libanais, mais aussi des Palestiniens, quelquefois encore des Juifs, qui fuyaient ce foyer de guerre, de discordes et de troubles qu’était alors l’Empire ottoman. Rescapés des persécutions musulmanes, ils venaient demander refuge, une place pour vivre tranquille avec leurs femmes et leurs enfants.
L’arrivée massive de ces immigrants, de ces Bacha, de ces Chamié, Attié, Salamé, Assali, Batroni, Aziz, Moura, Issa, Ben Issa, Saliba, Benhabib, Najib, Sassine, Fatal, Fadoul, Handal, Fouad, Hage, Cassis, Rachid, Salès, Jaar, Khoury, bref, de ces Arabes, comme on les dénomme assez généralement, à cause de leur langue, n’allait pas tarder à alimenter la controverse et enflammer l’ardeur nationaliste des chroniqueurs. « Lorsqu’on passe par les rues transversales de Port-au-Prince, jadis toutes habitées par des marchands haïtiens et qu’on y voit tout ce peuple de Levantins, de nez en bec d’aigle, on se demande, morbleu ! si on est en Haïti ou en Syrie », s’interroge l’éditorialiste du journal Le Devoir. Cette publication a d’ailleurs adopté pour devise «Haïti aux Haïtiens» et se proclame carrément anti-syrienne. Comme d’autres organes de presse, le journal se veut le porte-parole des commerçants haïtiens, des petits boutiquiers en particulier qui regardent comme une menace mortelle l’envahissement des Levantins dans ce qu’ils considéraient jusque-là comme leur chasse gardée, le commerce de détail. Pendant que toute la presse de l’époque dénonçait le « péril syrien », au Palais national on faisait jouer Haïtiens et Syriens, une comédie à succès de Vandenesse Ducasse qui caricaturait l’immigrant levantin, l’accablait de railleries, à la grande jubilation des spectateurs.
Parce qu’il faut considérer que le nouvel arrivant levantin n’est plus ce colporteur dépenaillé de ses débuts. Besogneux, patient, économe, il a fait du chemin depuis les premiers jours de son débarquement au pays. En peu d’années, ce travailleur infatigable a investi toutes les places de commerce de la république. On le retrouve à la Petite Rivière de Nippes, au Petit-Goâve, à Grand-Goâve, il est aussi à Jérémie, à Jacmel, à Saint-Marc, au Cap, aux Cayes et aux Gonaïves, il est présent partout où l’on peut faire des affaires, de bonnes affaires. Il prend peu à peu possession du commerce de détail, contrôle déjà celui de la spéculation en denrées et met en déroute les hommes d’affaires locaux qui crient bien fort leur colère et leur désarroi. Les commerçants haïtiens désignent les Levantins comme des concurrents déloyaux, des contrebandiers, des faux-monnayeurs, des vendeurs malhonnêtes de produits falsifiés.
Sous la présidence de Nord Alexis, le Corps législatif sortit les grosses pièces de son arsenal et vota la loi du 13 août 1903 qui interdisait l’entrée en territoire haï tien d’immigrants d’origine levantine. À ceux déjà établis dans le pays, la loi n’accordait qu’un court délai de six mois pour liquider leur commerce et quitter le territoire. De plus, elle limitait le statut des Levantins à celui de négociant consignataire et les empêchait de réclamer la nationalité haïtienne avant d’avoir séjourné au moins dix ans dans le pays. Parce qu’il regardait ces mesures comme le résultat d’un complot anti-levantin ourdi par les grands commerçants allemands et parce qu’il redoutait les complications diplomatiques qui pourraient découler de ces dispositions, qu’il jugeait injustes et abusives, le président hésita longtemps avant de donner force exécutoire à la loi.
Ce n’est que le 8 juin 1904, quand ces immigrants seront suspectés, mais avec quelque apparence de raison, d’être impliqués dans des activités de contrebande et dans la pernicieuse industrie de contrefaçon de papier-monnaie, que Nord Alexis consentit enfin à promulguer la loi anti-levantine. Ironiquement, les premières victimes en furent ceux qui s’étaient nationalisés Haïtiens ou qui s’étaient abrités sous le pavillon français, les autres, ceux qui détenaient la nationalité américaine ou britannique, n’eurent rien à craindre des autorités et purent continuer à prospérer en toute liberté dans le pays.
Découragés par ces décisions officielles, qui visaient à leur faire la vie dure, c’est en masse que les Levantins se résigneront à abandonner le pays. Des quinze à vingt mille, dont on estimait leur nombre, en 1903, il n’en restera tout au plus que deux ou trois mille au bout d’une décennie. C’est un triomphe pour les milieux anti-levantins, qui pavoisent et applaudissent le départ de ceux qu’ils considèrent comme une engeance nuisible à l’essor économique d’Haïti.
À l’arrivée d’Antoine Simon à la présidence, la colonie levantine sera violemment prise à partie par les lecteurs du Nouvelliste qui, dans les colonnes de la chronique Libre Tribune, les accusent d’avoir apporté la ruine et la désolation dans le pays. À cela, les Levantins répondent que les vrais motifs de la banqueroute d’Haïti sont les guerres civiles et le désordre populaire. Ils en profitent d’ailleurs pour se placer sous la sauvegarde du président de la Ré publique, lequel a promis de protéger les étrangers en considération du fait que « le commerce est le sang du pays ». Moins de vingt ans après leur arrivée en Haïti, on peut dire que la présence des Levantins exacerbait les tensions sociales et déchaînait les plus folles passions au sein de l’opinion.
Sous la présidence de Leconte, toute la presse ainsi que les nombreuses ligues et associations anti-levantines fondées par des commerçants haïtiens, réclamaient l’application immédiate de la loi du 13 août 1903, celle qui, sous Nord Alexis, avait déjà conduit à l’expulsion massive des petits détaillants levantins. Sous la pression de l’opinion anti-métèque, le président Le con te créa des commissions spéciales dans chacune des communes du pays, chargées de dresser la liste des commerçants arabes et de se prononcer sur leurs mœurs.
En décembre 1911 le président Leconte refusait de renouveler la licence d’exploitation d’une centaine de petits commerçants levantins pour la prochaine année fiscale. Cette mesure, qui équivalait à leur expulsion du pays, fut saluée avec reconnaissance par leurs concurrents haïtiens. Dans des lettres publiées dans Le Nouvelliste, certains adressaient des adieux moqueurs à Salim, à Mou rad et à Mustapha, alors que d’autres applaudissaient le président qui, en prenant cette sage décision, protégeait les familles haïtiennes et les sauvait de la ruine qui les menaçait. À l’évidence, Leconte n’aimait pas les Arabes et c’est sous son administration que l’ordre d’expulsion, qui les visait sera le plus strictement appliqué. Dans la nuit du 8 août 1912, une terrible explosion faisait sauter le Palais national entraînant dans la mort plusieurs centaines de soldats et le président Leconte lui-même. Les rumeurs de complots ne cesseront jamais d’être évoquées pour expliquer cet événement. Même si, pour démêler cette question, on ne sortira jamais du cercle des hypothèses, il n’empêche que par mi les nombreuses théories qui circulaient on fera vite figurer les Syriens sur la liste des suspects responsables de la mort tragique du président Leconte.
En 1916, la colonie levantine sera de nouveau prise à partie par un groupe de commerçants haïtiens dans les colonnes du quotidien Le Nouvelliste. Il s’agit cette fois d’une campagne de dénigrement délibérée et systématique, d’une offensive parrainée, selon certaines rumeurs, par le commerce allemand. Notons qu’à l’époque, comme l’indique Alain Turnier, « le plus grand ennemi du Syrien, les vrais artisans de son malheur étaient les hauts commerçants étrangers, car ce compétiteur menaçait leurs positions, leur puissance financière, leur emprise sur la vie politique du pays » (Les États-Unis et le marché haïtien, p.165). On accuse les Syriens de financer les révolutionnaires Cacos, de fo menter l’agitation et le désordre publics. On affirme les avoir vus, à la chute de Zamor, caracoler dans les rues de Port-au-Prince, foulard rouge au cou et machette à la main. On réclame la stricte application de la loi du 13 août, c’est-à-dire que les Levantins, qui se seraient clandestinement introduits sur le territoire haïtien, soient immédiatement arrêtés et livrés à la justice.
La riposte viendra d’un groupe de citoyens qui perçoivent les Levantins comme de braves et pacifiques commerçants persécutés par cette funeste loi de 1903, votée à l’encontre de toute équité morale. Leurs défenseurs évoquent la rapidité avec laquelle ils se sont assimilés au milieu, le large crédit que leurs maisons de commerce ont toujours accordé aux familles nécessiteuses et dénoncent surtout cette mesure d’expulsion, une décision politique perverse qui obligea certains de ces étrangers à fermer boutique et à abandonner leurs fem mes, des Haïtiennes, et les enfants issus de leur mariage.
À l’opposé, très peu enclin à l’indulgence envers ces nouveaux venus, Hénec Dorsinville, le président de la Chambre de commerce, dresse, pour sa part, un réquisitoire particulièrement cinglant contre leur présence au pays. Il soutient que « L’élément syrien, n’a apporté en Haïti que sa maladie et sa misère. Qui ne se rappelle, poursuit-il, le Levantin d’il y a une vingtaine d’années, l’homme famélique et déguenillé tendant la main pour avoir la pitance […] Ce type-là, grâce à des combinaisons dont il a le secret, s’est rendu maître du commerce national ». Il faut retenir que Port-au-Prince à cette époque ne comptait pas un seul grand commerçant d’origine haïtienne et que le commerce de détail était chaque jour un peu plus envahi par l’immigrant levantin.
Après sa déclaration de guerre contre l’Empire allemand, en 1917, l’État haïtien faisait poser les scellés sur les biens appartenant aux ressortissants allemands et toutes leurs entreprises furent confisquées par l’autorité publique. Haïti était alors un pays occupé par les Américains et ces derniers visaient à remplacer les commerçants allemands par les grands financiers de Wall Street. Cette nouvelle opportunité n’échappera pas à quelques négociants levantins, qui tenteront de profiter de ces circonstances propices à leurs intérêts afin d’assurer leur mainmise sur le commerce haïtien d’import-export.
Le 29 janvier 1920, le Grand Quartier général de la Gendarme rie d’Haïti publiait un communiqué du commandant R. S. Hooker avisant le public en général et les gens d’affaires en particulier que « Les rumeurs tendant à faire accroire que les Syriens et d’autres étrangers seraient expulsés du territoire haïtien étaient sans fondements [et tout probablement] lancées par des individus sans scrupule, dans le but de faire une propagande à leurs affaires ou d’autres combinaisons ».
En réponse à tant de sollicitude, 46 commerçants levantins recouvraient de leur signature une longue pétition qui fut remise, en janvier 1921, à la Légation américaine, avec prière de la transmettre au secrétaire d’État des États-Unis, M. Bainbridge Colby. Dans cette lettre collective, la colonie levantine félicitait les autorités de l’Occupation pour leur œuvre de pacification et exprimaient le souhait de les voir rester le plus longtemps possible au pays, afin de bénéficier de leur protection. Inutile de signaler que cette requête ne passa pas inaperçue auprès des milieux nationalistes qui réprimandèrent dans les termes les plus sévères cette initiative hostile des Levantins envers le pays qui les avait accueillis. Notons qu’à la même époque, après un consistoire du Clergé catholique tenu à Hinche, Mgr Conan réclama formellement des Américains le renouvellement de la Convention d’occupation du pays. Cette résolution du Clergé souleva un immense tollé d’indignation chez les fidèles, tant et si bien que, certains d’entre eux iront jusqu’à l’apostasie, l’abandon public et volontaire de l’Église.
Quand les commerçants arabes recommencèrent à prospérer, sous la présidence de Sténio Vincent, celui-ci publia son décret-loi du 16 octobre 1935 prohibant le commerce de détail aux Haïtiens naturalisés et aux étrangers. La décision n’était pas entièrement dénuée de calcul de la part du président, qui entendait surtout satisfaire sa clientèle politique et rassurer ses partisans. Jugée xénophobe et démagogique par l’opposition, la « loi du détail », à entendre Vincent et ses ministres, entrait dans la catégorie des actions de justice sociale du gouvernement, puisqu’il donnait à l’Haïtien des classes moyennes l’opportunité d’ouvrir son commerce et de devenir son propre patron. Vincent considérait les Haïtiens comme un peuple d’agriculteurs et de petits commerçants et accusait, plus ou moins ouvertement, les Levantins de coloniser le pays de l’intérieur, mettant directement en péril le commerce national. Par mille moyens détournés, les négociants levantins réussiront à contourner cette loi de Vincent, qui ne parviendra jamais à les évincer du commerce de détail où ils s’accrochent et réussissent, même assez bien dans certaines spécialités. Pour décrire leur influence politique, alors grandissante, Julio Jean Pierre Audain reprend les propos du Dr J. C. Dorsainvil qui « jugeait néfaste pour l’avenir national la dépendance des hommes politiques haï tiens aux intérêts des commerçants levantins. Devenus les bienfaiteurs de certains députés et sénateurs, ces commerçants constituent un vrai groupe de pression ou “ lobby “ de la politique intérieure ». (Les ombres d’une politique néfaste. p.93)
Sous le gouvernement de Lescot les négociants levantins se constitueront en oligarchie financière dominante et profiteront, comme personne, des largesses du président. La complaisance de Lescot envers les commerçants étrangers restera d’ailleurs une des particularités typiques de son régime. Pour commencer, le décret présidentiel du 11 janvier 1943 donnait satisfaction à la colonie syro-libanaise en ouvrant le commerce de détail aux citoyens d’origine étrangère. Pendant toute la période coïncidant avec la Seconde Guerre mondiale, Lescot réservera le monopole de l’importation et de la distribution des produits stratégiques à ses amis levantins qui amasseront rapidement des fortunes colos sales. On peut compter les familles Baboun, Bigio, Bouez, Abitbol, Talamas, Silvera parmi les bénéficiaires directs des libéralités de Lescot. C’est Lescot qui, le premier, les introduira dans la fonction publique haïtienne. Pour remplir le difficile poste de préfet de Port-au-Prince, il fit appel à Marc Nahoum, un jeune homme issu de la classe des immigrants levantins. Lescot rompait avec les vieilles orthodoxies qui interdisaient les charges politiques aux immigrants blancs et son initiative sera, bien entendu, imitée par ses successeurs.
Paul Magloire reprendra le même Marc Nahoum dans la même fonction pendant la période agitée de sa fin de mandat. Duvalier choisira comme conseiller spécial Ludovic « Dodo » Nassar, placera Jean Deeb à la tête de l’Hôtel de Ville de Port-au-Prince, fera de Rudolph « Rudy » Baboun son consul à New York, puis, à Miami, avant de l’envoyer à titre d’ambassadeur à Mexico, en 1959. Il fera du fondateur et propriétaire de l’Hôtel Villa-Créole, le Dr Reindal Assad, son secrétaire d’État au Tourisme et, pour couronner le tout, nommera le Dr Carlo Boulos au poste de secrétaire d’État à la Santé publique et à la Population. L’élévation de ce dernier à cette fonction autorisera même certains observateurs à le considérer comme le premier immigrant d’origine libanaise à exercer une charge politique et administrative importante dans le pays.
Pour en revenir à Lescot, lors des grandes controverses sociales engagées après sa chute, en 1946, les Mulâtres affirmeront n’avoir pas été invités au festin organisé par Lescot, qu’ils en auraient même été écartés à l’avantage des Levantins, dont la suprématie financière se sera tellement consolidée, depuis lors, qu’elle était devenue insurmontable. Personne n’aura mieux décrit cette situation qu’Étienne Charlier, quand il écrivait dans La Nation du 23 janvier 1946 : « Le gouvernement déchu a fait une politique systématique de couleur d’abord au profit de quelques requins étrangers et ensuite, et seulement au second plan, au profit d‘un secteur restreint de la bourgeoisie nationale […] en majorité mulâtre. Les gros requins étrangers ont consolidé leur domination sur l’économie du pays […] la bourgeoisie nationale a dû se contenter des miettes du festin et s’est relativement prolétarisée ».
Aujourd’hui, on peut considérer que la communauté syro-libanaise s’est complètement assimilée au reste de la population haïtienne. Elle s’est tout à fait intégrée à la vie économique, politique et sociale du pays, exactement comme l’on fait les millions de Levantins établis aux États-Unis, au Brésil, en Argentine ou au Venezuela. En Haïti, en dehors de quelques vieilles recettes de cuisine ou de rares traditions familiales, rien ou presque rien, n’a survécu des usages et des coutumes ancestrales. Les jeunes issus des nouvelles générations se sont tous intégrés au pays, ils ne parlent plus l’arabe et s’identifient tous comme Haïtiens. .D.coindelhistoire@gmail.com (514) 862-7185.
Cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur VOL. LI, No. 37 New York, édition du 29 septembre 2021, et se trouve en P. 4, 13 à : h-o 29 sept 2021