ÉDITORIAL
- Relations internationales : Haïti a-t-il renoncé à sa souveraineté ?
depuis quelque temps, il se passe quelque chose d’insolite dans les média haïtiens. Les informations rapportées concernant les relations de notre pays avec les États étrangers, notamment ceux désignés communément sous le label «amis d’Haïti», mettent systématiquement notre pays en qualité de vassal par rapport aux suzerains. Avec un naturel choquant, journalistes, éditorialistes et commentateurs annoncent l’arrivée en mission des émissaires spéciaux ou leurs interventions attendues leur concédant volontiers le droit d’imposer leurs solutions exogènes aux acteurs politiques haïtiens. Ce modèle de raisonnement et de comportement n’a pas cessé de se reproduire dans le cadre de la crise dans laquelle se débat la nation, durant presque tout le mandat de Jovenel Moïse. Ce qui porte à croire que la classe de nationalistes, qui ne rataient jamais l’occasion de monter au créneau pour défendre la souveraineté nationale contre tout écart de conduite de diplomate affichée par un quelconque représentant de pays étranger, a vécue.
En effet, quasiment tous les organes de presse haïtiens ont comme fait chorus pour annoncer l’arrivée, à la capitale haïtienne, le 20 novembre écoulé, de l’ambassadeur des États-Unis auprès des Nations Unies, Kelly Dawn Knight Craft, lui prêtant, à priori, la mission d’orienter, sous sa conduite, les parties haïtiennes dans la formation d’un gouvernement de consensus pour remplacer celui dirigé par Jovenel Moïse. Mme Craft est repartie, le jour même de son arrivée, laissant M. Moïse et son équipe toujours dos à dos avec l’opposition.
Avant la mission de cette dernière, la presse haïtienne avait traité avec la même docilité le voyage du représentant des États-Unis à l’Organisation des États américains (OEA), Carlos Trujillo, soi-disant dans le cadre d’une mission de l’organisme régional avalisée par Washington, pour imposer une autre équipe gouvernementale en lieu et place de celle pilotée par le tandem Moïse-Lapin. Mais, là encore, face à cette effronterie, le monde de la presse haïtienne avait montré une attitude bon enfant accréditant une autre rumeur d’un gouvernement infligé.
D’une manière générale, l’opinion nationale attribue, volontiers, un rôle de proconsul, à l’ambassade américaine en Haïti, mettant toujours la presse haïtienne en mode d’attente d’une décision venue d’ailleurs pour réconcilier les frères ennemis, toutes les fois qu’est évoquée une intervention du représentant du Département d’État auprès des décideurs du pays. Il semble même que les faiseurs d’opinion souhaitent même que l’international dicte sa loi par rapport aux crises qui secouent le pays. Ils semblent craindre véhiculer des prises de position opposées à celles des diplomates étrangers, surtout des Américains, par crainte de se faire passer pour des trouble-fêtes, d’être «mis sur la liste noire», de démériter des faveurs dispensées dans le cadre des «programmes spéciaux» créés à l’intention des journalistes proposant des voyages et des bourses d’étude à l’étranger.
Cette pratique, qui évolue dans le cadre de la «coopération nord-sud», ne date pas de l’ère PHTK. Il faut bien l’admettre, elle s’est implantée progressivement après la chute de la dictature trentenaire. Son entrée dans les mœurs de nos hommes et femmes de la presse semble coïncider avec la libéralisation de l’aide étrangère. Car la période durant laquelle l’international tenait la dragée haute à François Duvalier ayant fait place à l’ouverture de la vanne de l’aide externe au régime de fiston Duvalier, les diplomates étrangers commençaient à se sentir plus à l’aise pour intervenir directement dans les affaires internes d’Haïti. C’est à ce changement fondamental dans les relations de ces États avec nous qu’il faut imputer les déboires sociaux-politiques et économiques que connaît notre pays. Car si le système présidentiel hérité après la mort de l’empereur Jean-Jacques Des- salines engendrait la dictature et les coups d’État, le régime parlementaire institué après la chute des Duvalier a apporté la corruption et l’aliénation du patriotisme chez le citoyen haïtien. Autant les bonnes relations de nos dirigeants avec les diplomates font grossir le budget de l’aide étrangère, de même, l’appréciation positive des représentants des pays étrangers des hommes et femmes de la presse fait bénéficier des avantages après lesquels ces derniers soupirent ardemment.
De toute évidence, les expressions coopération nord-sud, sud-sud, aide étrangère multilatérale ou bilatérale, ainsi que d’autres outils de sollicitude entre les États aident à promouvoir une diplomatie dynamique de nature à susciter l’harmonie au sein de la communauté internationale. Par contre, quand la mise en œuvre de ces relations engendre la corruption, elle contribue à l’empoisonnement du système et à la destruction de la démocratie. Quand l’aide externe offerte aux gouvernements haïtiens par les bailleurs de fonds ouvre la voie à des abus révoltants; ou quand les journalistes renoncent à leurs responsabilités d’exposer les méfaits des autorités, afin de récolter des bénéfices, ils nagent en plein dans la corruption. D’un côté comme de l’autre, la tendance est bien définie. Au fil des élections, qui ont eu lieu, au cours des trois dernières décades, la pratique de la corruption s’est installée dans toute sa laideur, au point de devenir une manière de diriger. Les acteurs politiques n’y voient plus aucun inconvénient.
On se demande dans quelle mesure les forces déployées sur le terrain, en Haïti, avec pour mission d’accompagner la démocratie n’ont pas elles-mêmes contribué à l’implantation de la corruption et de tous les vices et crimes corollaires. Par exemple, le phénomène de la surfacturation constaté dans le détournement du fonds PetroCaribe et presque dans tous les contrats conclus dans le cadre des constructions négociées après le tremblement de terre du 12 janvier 2010, a surgi à un moment où les acteurs politiques et diplomatiques étaient le plus visible et le plus nombreux en Haïti. Serait-il exagéré de dire que les agents diplomatiques étrangers en poste dans le pays avaient opté pour regarder ailleurs afin de ne pas se trouver dans l’obligation de crier gare ?
S’il est vrai que l’apprentissage de la corruption a été, tout au moins, encouragée, sinon tolérée, par cette même communauté internationale, qui s’est attribuée le rôle d’accompagnatrice de la démocratie naissante d’Haïti, on comprend alors le sens d’un certain raidissement de celle-ci à l’égard de l’effort mené pour la combattre. Cela explique aussi le changement de l’ordre des choses constaté, ces derniers temps, dans l’interaction de la communauté internationale avec nos dirigeants. Puisque, par les temps qui courent, on ose accuser des diplomates étrangers de corruption. Pourtant de telles rumeurs, largement diffusées dans les média sociaux ne semblent pas émouvoir grand monde. Ni provoquer la révulsion qu’on devrait attendre. On se demande si les attitudes ont changé, au point de se montrer tolérant à l’égard d’actes jugés tabous autrefois.
À observer les comportements des uns et des autres, on a comme l’impression que l’accès à l’argent facile a largement contribué au relâchement dans la discipline, dans l’intégrité morale, voire dans la fierté patriotique. Autrement dit, la version de la démocratie offerte à Haïti contribue-t-elle aussi à y introduire l’âge d’argent ?
Nos dirigeants doivent apprendre à négocier l’aide étrangère sur des critères favorables aux intérêts exclusifs du peuple haïtien et non aux leurs; nos hommes politiques et d’affaires doivent cesser de se faire tenir la dragée haute par rapport à l’obtention d’un visa; ou à se faire chanter par des ambassades, à cause des actes criminels commis.
À coup sûr, les pratiques politiques et sociales adoptées depuis un certain temps, au pays, n’ont pas permis à celles d’autrefois de se renouveler. Il semble aussi que les défenseurs intraitables de la souveraineté nationale, tels que les professeurs Leslie F. Manigat et Hubert H. de Ronceray, pour ne citer que ces deux, qui ont disparu, n’aient eu aucune influence sur la nouvelle génération. La jeunesse haïtienne a perdu son mouillage, la nation est déboussolée. L’impossibilité de trouver nous-mêmes la solution à cette grave crise socioéconomique et financière est imputable à tous ces comportements. Nous devons nous armer de courage pour dire à l’internationale, au nom de la bataille de Vertières du 18 novembre 1803 : Coopération oui ! Ingérence non!
cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur, édition du 4 décembre 2019, VOL XXXXIX No.47, et se trouve en P.10 àhttp://haiti-observateur.info/wp-content/uploads/2019/12/H-O-4-december-2019.pdf