FINANCEMENT DU VOYAGE PRÉSIDENTIEL À L’ONU
- Une clarification pour le ministre des Affaires étrangères par Raymond Alcide Joseph
Ce n’est pas de gaité de cœur que je me retrouve obligé, une autre fois encore, de réfuter certaines déclarations du ministre des Affaires étrangères d’Haïti, M. Bocchit Edmond qui, lors d’une entrevue téléphonique accordée à Marie Lucie Bonhomme de Radio Vision 2000, lundi dernier, 23 septembre 2019, s’est fourvoyé, de bonne foi peut-être, quant au financement des voyages de nos chefs d’État et Premiers ministres aux Nations-Unies (ONU), et même aux États-Unis d’Amérique tout court.
Répondant à une question de Mme Bonhomme relative aux déclarations qu’aurait faites le sénateur Youri Latortue, selon lesquelles le chancelier aurait fait des retraits de deux cents cinquante-huit mille dollars (258 000,00 $) du fonds des passeports, à l’ambassade d’Haïti, à Washington, et de soixante mille dollars(60 000,00 $) du Consulat d’Haïti à New York, comme frais de la délégation présidentielle, à la 74e Assemblée générale de l’ONU, il a souligné qu’il ne souhaitait pas faire de «polémique de chiffres» avec le sénateur. Toute- fois, a-t-il continué, le paiement des voyages des chefs d’État est, « depuis des années », du ressort de l’ambassade d’Haïti à Washington.
Edmond a aussi profité de l’occasion pour décocher des flèches en direction du sénateur, disant que lui aussi était, à un certain moment, conseiller de Premier ministre, et qu’il aurait voyagé dans ces mêmes conditions.
Premièrement, je voudrais conseiller au chancelier de ne pas faire d’amalgame de gouvernements, comme c’était le cas, dans le dossier des «lobbyistes» qui, avait-il affirmé, était «la réalité» à Washington, et ceci pour «tous les gouvernements dans le passé et à l’avenir». Je reviendrai sur cette question. En attendant, je tiens à lui rappeler que ce n’était pas du tout la pratique, sous les gouvernements que j’ai représentés à Washington. Rien à dire à ce sujet pour la présidente Ertha Pascal Trouillot (1990-1991), car le fonds des passeports n’existait pas alors. Ce n’était pas la pratique sous l’administration Alexandre-Latortue (2004-2006), ni sous la présidence de René Préval (2006-20l0), ayant démissionné le 1er septembre 2010.
Pourtant, le fonds des passeports existe dès l’arrivée, en 1992, du président Jean-Bertrand Aristide, en exil doré à Washington. Reconnu comme le président légitime d’Haïti, alors sous la férule des militaires, M. Aristide avait centralisé l’émission des passeports pour les citoyens haïtiens de par le monde à la capitale fédérale américaine. Même les Haïtiens en République dominicaine, de l’autre côté de la frontière, devaient adresser leurs demandes de passeports à l’ambassade d’Haïti à Washington. Retourné au pays, le 15 octobre 1994, sous la protection de quelque 23 000 soldats de l’Oncle Sam, le président Aristide avait décidé de maintenir le fonds des passeports à Washington, servant de tirelire à son gouvernement.
Quand je suis retourné à l’ambassade, en mars 2004, j’ai trouvé un gâchis dans le fonds des passeports, qui était l’objet de retraits de la part des autorités de Port-au-Prince, faisant des retraits sur une base régulière. Pour preuve, la somme d’environ soixante mille dollars (60 000,00 $) acheminée mensuellement à la DGI, début 2004, est passée à deux cent cinquante mille dollars (250 000,00 $) à mon deuxième mois et à deux millions neuf cent mille dollars (2 900 000.00 $) après ma première année en poste. Progressivement, chaque année le chiffre augmentait, jusqu’à cinq millions (5 000 000,00 $) en 2009, la dernière année complète durant laquelle j’ai géré ce fonds, à comparer avec les sept cent vingt mille dollars (720 000,00 $) que représenterait soixante mille/ mois pour toute l’année avant mon arrivée à l’ambassade. J’ai tout détaillé dans mon livre, «FOR WHOM THE DOGS SPY, HAITI: From the Duvalier Dictatorships to the Earthquake, Four Presidents and Beyond», janvier 2015, Arcade Publishing.
Le ministre Edmond, fait-il référence au régime Lavalas d’alors, quand il affirme que c’est « l’ambassade d’Haïti à Washington » qui a toujours financé les voyages des chefs d’État à l’ONU? Assurément, il parle du gouvernement Tèt Kale, le PHTK, qui a renoué avec la pratique qui existait sous l’administration Lavalas. Ainsi, depuis 2011, quand a commencé l’ère «tèt kale», le désordre du passé a repris ses droits.
En effet, le même problème qui existait en 2004, en ce qui a trait au paiement des employés, devient la norme. J’ai dû solliciter l’autorisation des autorités en Haïti, en 2004, afin de pouvoir faire des retraits du fonds des passeports pour payer environ quatre mois d’arriérés au personnel diplomatique et consulaire, aux États-Unis et au Canada. Aujourd’hui, même M. le chancelier Edmond a dû émettre un communiqué pour demander au Corps diplomatique de patienter, car il ne savait pas quand le gouvernement serait à jour par rapport aux arriérés. Six mois, n’est-ce pas, Monsieur le Ministre ? Pourtant, on aurait prélevé un total de trois cent cinquante-huit mille dollars (358 000,00 $) pour une délégation composée de combien de personnes ? Le président Jovenel Moïse, ayant annulé son voyage à New York, combien aura-t-on à restituer à l’ambassade et au Consulat de New York ? Ou appliquera-t-on le principe «sa k soti soti nèt». Mais je ne saurais rater cette occasion de suggérer de ne pas retourner cet argent au fond des passeports sans payer les arriérés de salaires au personnel qui ne sait à quel saint se vouer pour payer leurs factures.
Je ne saurais conclure ce chapitre sans attirer l’attention du ministre sur le fait que la primature, sous Gérard Latortue, de 2004 à 2006, n’exigeait pas un centime pour lui-même ou pour des membres de sa délégation en mission aux États-Unis. Ainsi, l’insinuation selon laquelle M. Youri Latortue avait aussi bénéficié du même traitement qu’il est en train de critiquer est aussi fausse que méchante.
Pour mémoire, je vous dirai, M. Edmond, que ce n’est pas la première fois que j’ai eu à rectifier vos fausses déclarations publiques. Vous vous rappelez, sans doute, de votre plaidoirie dans Le Nouvelliste du 19 juillet 2019, en faveur de lobbyistes qui, selon vos dires, sont «la réalité à Washington», et ceci sous tous les gouvernements antérieurs et futurs. Dans une lettre adressée au Nouvelliste, en date du 20 juillet, non publiée, mais diffusée à Haïti-Observateur, édition du 31 juillet-7 août 2019, je vous avais souligné qu’aucun des gouvernements que j’avais représentés à Washingon – Trouillot, Alexandre-Latortue, Préval — n’avait dépensé l’argent des contribuables pour grossir les comptes en banque des lobbyistes.
Pour corroborer mes assertions, j’avais cité le Premier ministre Gérard Latortue à qui je m’étais adressé pour savoir si, à mon insu, l’administration Alexandre-Latortue avait signé des contrats avec des lobbyistes. Sa réponse fut catégorique, et je cite : «Ray, tu sais bien que quand on a la compétence, on n’a pas besoin de lobbyistes, que je considère comme des mercenaires. Le problème des gouvernements qui ont recours aux lobbyistes, ce sont ceux qui font fi de la compétence des nationaux, qu’ils soient ambassadeurs, ministres et même du secteur privé des affaires en cas de besoin».
Toujours au secours de la vérité, je répondrai présent.
- Raymond Alcide Joseph Chargé d’Affaires d’Haïti près l’administration américaine et représentant d’Haïti à l’OEA (mars 1990-avril 1991);
- Chargé d’Affaires aux E.U.A. (2004- 2005;
- ex-Ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire (octobre 2005-1er septembre 2010)
cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur, édition du 25 septembre 2019 Vol. XXXXIX no.38, et se trouve en P.1, 7 à : http://haiti-observateur.info/wp-content/uploads/2019/09/H-O-25-sept-2019.pdf