Autour du Livre Haïti en Musique du Maestro Marc Lamarre par Louis Carl Saint Jean

Autour du Livre Haïti en Musique du Maestro Marc Lamarre par Louis Carl Saint Jean

Comme cadeau de mon ami, l’ – ingénieur et musicien Fritz «Fito» Joassin, j’ai obtenu vendredi dernier le livre « Haïti en mu si – que – 160 mélodies populaires » de Marc Lamarre, fondateur de l’ensemble Les Diables du Rythme de Saint Marc. Ayant trouvé les premières pages tellement intéressantes, alors je l’ai lu d’une traite. C’est un travail de bénédictin, comme l’a si bien dit Raoul Guillaume dans la préface.

Je pense que cet ouvrage aura la vertu de colmater une brèche béante. Il permettra à nos musiciens actuels et aux étrangers qui s’intéressent à notre musique de trouver les partitions qui leur faisaient tant défaut quand ils devaient interpréter certains airs de notre terroir.

Cependant, à part La Bible, aucun autre livre n’est parfait. En plus, il n’a été donné à aucun humain, même un génie, de posséder la science infuse. Autrement dit, dans aucun domaine, nul n’a le dernier mot ni le monopole du savoir. Cela est surtout vrai quand il s’agit de l’histoire de la musique haïtienne. Nous devons admettre que c’est un sujet très vas te dans lequel, à part de l’Histoire de la musique en Haïti de Constantin Dumervé, selon moi, les livres écrits avec sérieux manquent au chercheur entièrement investi dans son rôle.

Ceci dit, j’ai relevé certaines petites erreurs dans le livre du maestro Lamarre. Elles portent essentiellement sur la paternité des paroles de certaines œuvres. L’attribution de certains noms d’auteur est, je pense, incorrecte. Au nom de la vérité historique et pour faire justice à la mémoire des auteurs qui ne sont plus de notre monde, je tiens à rectifier certaines d’entre elles. D’ailleurs, M. Lamarre lui-même m’a encouragé à le faire. Dans le même temps, je souligne que ces quelques peccadilles ne diminuent en rien la valeur de l’ouvrage. En fait, l’auteur lui-même, guidé par sa probité intellectuelle, a prié, dans l’Avertissement, « aux personnes intéressées et aux lecteurs d’excuser toute inexactitude et toute omission ».

Par ailleurs, si dans ma quête, il m’arrivera d’errer, je pense que d’autres plumes beaucoup plus habiles que la mienne feront jaillir la lumière. En fait, je pense que nous aurions dû prendre l’habitude d’élever la voix lors que nous constatons que certains faits sont rapportés de manière purement fantaisiste, parfois selon le produit de l’imagination d’un auteur. Nous devons nous montrer encore plus exigeants lorsque nous remarquons clairement que, comme source, celui-ci n’a que nos trop commodes «yo te di m» ou «mwen te tande». Cette façon de se pencher sur l’histoire de la musique haïtienne n’est plus de saison. De ce fait, notre mutisme ne rendra pas service ni à la vérité ni aux générations futures.

Ceci dit, venons-en aux faits. Considérons Marye la, marye la pa bon (page 65), Gabélus (p. 132) et Choubou lout te (p. 193). L’auteur de Marye la, marye la pa bon (Page 65) n’est nul autre qu’Auguste « Candio » de Pradines.

Pour ce qui est de Gabelus, la musique est sans conteste du capitaine Luc Jean-Baptiste, mais les paroles ne sont pas de ce grand maestro. C’est la chanson d’une pièce théâtrale écrite dans les années 1930 par Dominique Hyppolite. (Référence : Entrevue de LCSJ avec Emerante de Pradines, 16 septembre 2008)

Choubouloutte n’est pas de Walter Scott Ulysse. C’est plutôt l’œuvre du compositeur Georges Franck, ancien saxophoniste de La Musique du Palais, dirigée alors par le capitaine Luc Jean-Baptiste.

Michel Desgrottes est incontestablement une des sommités de la musique populaire haïtienne. Il fait partie des grands musiciens de sa génération, voire toutes générations confondues. En effet, celui-ci est tellement connu comme étant un excellent et prolifique compositeur que nous avons tendance à lui donner la paternité de la plupart des morceaux qu’il a arrangés et/ou popularisés. Se rangent dans cette même catégorie, comme nous allons le voir bientôt, ses alter ego Antalcidas Murat, Gérard Dupervil, Raoul Guillaume, etc.

Un peu d’amour, beaucoup de peine (p. 101) n’est pas de Michel Desgrottes. Comme me l’a fait récemment remarquer Dr Marcelo Mitchelson, il a été popularisé dans les années 1950 par le chanteur canadien Norman Knight (de son vrai nom Norman Mullins). On peut l’écouter sur YouTube.

C’est à tort que nous attribuons à Michel Desgrottes Deux ti poissons (p. 97), Pa pleuré libéral, Trois bébés, La sirène diamant, La sirène, la balène (p. 201), etc. L’on se rappellera que dans les années 1950, l’on avait vu apparaître une vive polémique entre Auguste Durosier et Michel Desgrottes au sujet de ces quatre pièces. Rappelons, par exemple, que Pa pleuré libéral date de la fin de l’année 1876, quelques mois après la première arrivée au pouvoir de Boirond Canal, lors, donc, de la scission du Parti libéral.

Deux ti poissons, La sirène diamant et La sirène, la baleine sont des chansons tirées de nos contes folkloriques, nos « kont an ba tonèl ». Dans son arrangement de Deux ti poissons, Michel Desgrottes a évoqué le nom d’Irène. Sous nos tonnelles, la personne qui fait la narration du conte choisit le prénom de la beauté qui lui plaît. La vérité est que, vers 1953 – 1954, des habitués d’un certain âge du Riviera Hôtel d’Haïti avaient fourni à Michel Desgrottes certains anciens morceaux, dont Pa pleure liberal et Trois bébés. À l’époque, l’auteur de Ti Jocelyne, maestro de l’ensemble de cet établissement commercial, les a arrangés et ajoutés au répertoire de son groupe (Références: Edner Guignard et Emilio Gay, respectivement ancien pianiste et trompettiste de l’ensemble du Riviera.) Puisque chez nous, vers cette époque, sur la couverture des albums, on faisait rarement accompagner le titre des morceaux par le nom de leur créateur, le public les attribuait généralement à l’artiste qui les a pérennisés.

Gérard Dupervil n’est pas le compositeur de Ala kote gen fanm (p. 103). C’est l’œuvre de musiciens anonymes d’un groupe de rara d’une de nos sections rurales – peut-être du Sud d’Haïti. Elle date de très longtemps. En fait, depuis les années 1920 – 1930, les fêtards se délectaient de ce morceau à Miragoâne (ville d’origine de Gérard Dupervil), à Fond-des-Nègres (ville d’origine de mes parents maternels), à Fond-des-Blancs, à Aquin, à Cavaillon, etc. Au début de la décennie 1960, Dupervil l’avait arrangée et mise dans le répertoire du Jazz des Jeunes.

Les paroles de Jérémie (p.122) sont d’Emile Roumer et la musique est de Raoul Guillaume. Je crois que notre maestro a mis en musique trois ou quatre poèmes du barde jérémien. Parmi eux : Jérémie, Beau Brummel,Ti Yette, etc. (Référence : Entrevue de Louis Carl Saint Jean avec Raoul Guillaume, 17 octobre 2004)

Konfyans (p.150) n’est pas de Rodolphe « Dòdòf » Legros. C’est un tango argentin datant des années 1930. Il a été popularisé, parmi d’autres artistes, par la superstar argentine Libertad Lamarque. Il a fait le tour de notre pays dès la fin de cette même décennie. D’ailleurs, dans les années 1940 – 1950, Konfyans était l’une des pièces de prédilection des troubadours jacméliens, tels que Ti Dòf Lamarque, Gros Paris (le père de Ti Paris), Rémy Neptune, Roger Zenny, etc. D’ailleurs, dans les années 1960, beau coup de Jacméliens l’avaient attribuée à Ti Dòf Lamarque, surtout que celui-ci partage le même patronyme avec la chanteuse argentine. Évidemment, Dòdòf Legros, évoluant à « La République de Port-au-Prince », l’a enregistré et l’a immortalisé grâce également à sa suave voix.

Si l’auteur du poème Marabout de mon cœur – Émile Roumer – est connu de tous, cependant, le nom de celui ou de celle qui a mis en musique ce joyau littéraire, demeure incertain. On l’a accordé, le plus souvent à tort, à plusieurs compositeurs. Parmi eux, encore à tort, vient souvent le nom de Dòdòf Legros.

Au sujet de ce légendaire artiste, mon chanteur haïtien préféré après Guy Durosier, clarifions calmement un point. Il est, à mon goût, l’une des plus belles voix haïtiennes et l’un de nos meilleurs interprètes. Cependant, c’est à tort que nous le considérons comme un compositeur. Je peux bien me tromper, mais à ma connaissance limitée, de toute sa carrière, si Dòdòf a composé un morceau, il n’en a pas composé deux. Vers les années 1940 – 1950, dans la famille, le compositeur était Jean Legros. Finalement, cela coule de source que Trois feuilles, trois racines O (P.153) n’est pas de Dòdòf Legros. C’est un morceau vodouesque, désacralisé par la plupart de nos troubadours.

En qui a trait à Antalcidas Murat, je pense que c’est un nom que ceux qui s’intéressent à la musique haïtienne devraient évoquer avec tremblement. Il fait partie de nos plus grands compositeurs. Cependant, Bernadette (p. 158) n’est pas de lui. C’est plutôt l’œuvre du violoniste et compositeur gonaïvien Délyle Benoît. Ce dernier l’avait burinée dans les années 1930 pour sa fille Bernadette Benoît. Deux décennies plus tard, Antalcidas Murat, son corégionaire, l’a orchestrée et mise dans le mythique répertoire du Jazz des Jeunes.

Pendant que je mentionne le nom d’Antalcidas Murat, restons-y un moment. Dieu lui avait donné plusieurs talents: trompettiste, compositeur, orchestrateur, etc. Cependant, il n’avait pas reçu ni celui de parolier. C’est à tort que, dans les quatre tomes Initiation à la musique de danse avec le Super Jazz des Jeunes, René Beaubrun a fait passer Antalcidas Murat pour le parolier de certains morceaux à succès de cet immortel orchestre. Par exemple, ceux trouvés de la page 159 à la page 170 (A se konsa, Bèl chè manman, Bèl jès, Ding deng dong, Gran moun pa mele, etc.) ne sont pas d’Antalcidas Murat. Ce sont de vers qu’a ciselés les Lhomond Henry, Estrop Jean-Baptiste et d’autres excellents poètes anonymes. Le légendaire musicien gonaïvien les a génialement mis en musique.

Pour mieux nous convaincre, considérerons trois autres. Panyen kouvri panyen (p. 170) était l’une des pièces fétiches de «Panyen », un groupe carnavalesque gonaïvien. Karavachè (p.164), paroles et musique, est d’Albéric Samedi, un grand troubadour du Bel Air des années 1940 et 1950. Celui-ci faisait partie du cercle des Joseph « Kayou» Franck, Murat Pierre, Dòdòf Legros, etc. Les paroles de Na tif natal sont de Jean-Marie Pétion et d’Augustin Volcy. Elles ont été associées à la mélodie d’un spot publicitaire qu’Antalcidas Murat avait fait au début des années 1950 pour la promotion de «Cigarette Créole».

Fanm se labapen (p. 175) n’a pas été composé par Fera Pierre. C’est un morceau que les musiciens du Jazz des Jeunes avaient pris d’une bande de rara de Léogâne vers 1948 – 1949. En guise de reconnaissance à Fera qui avait encouragé Antalcidas Murat à l’orchestrer, le personnel du groupe a mis le nom de celui-ci comme l’auteur. (Référence: Entrevue de LCSJ avec Félix Guignard, 15 janvier 2005.)

Parlons un peu de Célina (p. 141). Cette pièce populaire n’est pas du maestro Marc Lamarre. D’ailleurs, lui et moi, en avons parlé hier après-midi. Célina fait partie des milliers de ces chansons des rues et des terrasses haïtiennes dont il est malheureusement très difficile d’en connaître l’auteur et l’origine. Comme Sizo, Deux jumeaux et d’autres, il fait donc partie du folklore national. Ayant fait le tour du pays, la transmission orale a heureusement permis leur survie. Il serait donc très difficile de retrouver l’acte de naissance de Célina. Cependant, dans les années 1940, elle jouissait déjà d’une grande popularité dans le Sud-Est d’Haïti. Aussi, on l’entendait souvent dans les sérénades données par les troubadours jacméliens mentionnés plus haut. Selon ce que m’a rapporté le médecin jacmélien David Joseph, musicien à ses heures perdues, le prénom de cette dame changeait selon l’interprète.

Bientôt, Célina voyagera jusque sur les rives de l’Artibonite. Le chanteur Jules Dougé, originaire de Jacmel, arrive au sein des Diables du Rythme de Saint Marc en 1962 et la propose à son maestro Marc Lamarre. Ce dernier, l’ayant aimée, l’a arrangée pour les délices des admirateurs de son orchestre. Peu après, le maestro saint-marcois le partagera avec Antalcidas Murat, le pivot du Jazz des Jeunes, qui l’a orchestrée à sa manière. Grâce au talent du chanteur Emmanuel Auguste, secondé par la chanteuse Edeline Déjean, Célina, jusqu’ à ce jour a conversé toute sa fraîcheur.

Tombe dans la même catégorie la chanson Deux jumeaux (p. 185). François Rossignol n’en est pas l’auteur. Au sujet de l’origine de ce morceau, voici le peu que le maestro et orchestrateur léogânais Jean-Marie Marthone m’a appris: « Un soir d’août 1968, La Ruche de Léogâne anime une soirée dansante à Pointe-à-Raquette. Au cours de l’intermède se produit un groupe de troubadours de cette localité. Parmi ses morceaux, Deux jumeaux a retenu notre attention. Sur la suggestion de presque tous les musiciens du groupe, je l’ai orchestré. Un peu plus tard, nous l’avons enregistré. À l’époque, François Rossignol était le principal chanteur de La Ruche. » (Référence: Entrevue de LCSJ avec Jean-Marie Marthone, 13 août 2011).

Webert Sicot, l’un de mes musiciens préférés et mon saxophoniste de prédilection, n’est pas l’auteur de Minouche (p. 189). Ce morceau a été composé au milieu des années 1950 par Jean Donnay, alors saxophoniste du Jazz Verdi. Il va sans dire que cet ensemble musical de Petit-Goâve l’avait alors interprété. Quelques années plus tard, le génial Webert Sicot l’a arrangé pour le bénéfice des admirateurs de son ensemble, dont Jean Donnay fut un des membres fondateurs.

Passons maintenant aux deux anciens moteurs de l’Orchestre Septentrional: Hulric Pierre-Louis et Alfred « Frédo » Moïse. Dans la belle histoire de cet ensemble, quand on parle de compositeurs, ce sont ces deux noms qui, selon moi, sonnent le plus fort. Ils furent, ce que, de 1858 à 1966, Antalcidas Murat et Gérard Dupervil ont été au Jazz des Jeunes. Hulric et Frédo n’ont jamais composé un morceau conjointement. Ou bien une composition est de l’un ou bien elle est de l’autre. Par exemple, Cap-Haitien, Nuit de Port-au-Prince et Moin prale, paroles et musique sont d’Huric Pierre-Louis. Parallèlement, Apollo XI, Fabolon, Toi et moi et Vent tempête, paroles et musique, sont d’Alfred Moise.

Septen tu vois la mer (p. 181) n’est pas d’Hulric Pierre-Louis. C’est plutôt l’œuvre, paroles et musique, de Jean-Paul Massicote, un Canadien qui, dans les années 1960, hivernait au Cap-Haitien et dans d’autres îles des Caraïbes.

Restons dans le Nord et parlons de l’auteur de deux jolis morceaux du mythique Orchestre Tropicana d’Haïti: Anita et Pa meprize m. Jacques Claudin Toussaint, fondateur du Jazz capois, devenu plus tard Jazz Caraïbes, ancêtre de « La fusée d’or », n’est l’auteur de ni l’un ni l’autre. Anita est plutôt l’œuvre, paroles et musique, du chanteur Giordani Joseph. Elle a été arrangée par l’inoubliable Charlemagne Pierre-Noël. Faisons d’une pierre deux coups et disons que ce dernier est, le créateur de Pa me prize m. (Référence: Louis Jean Lubin, trompettiste de l’Orchestre Tropicana d’Haïti)

En conclusion, je pense que Marc Lamarre a fait un travail colossal. Faire d’abord des recherches pour rédiger ensuite cet ouvrage de référence dans les conditions combien difficiles du Port-au-Prince d’aujourd’hui relève de la gageure. « Haïti en musique – 160 mélodies populaires » a sa place dans les rayons de bibliothèque de quiconque s’intéresse à l’art haïtien. J’encourage les chercheurs, musiciens et étudiants à s’en procurer au plus vite. Et j’espère que d’autres devanciers suivront ce bel exemple, car nous avons grandement besoin de ces genres de travail de mémoire. Ce sera de tout profit pour la jeunesse haïtienne qui a besoin d’être entourée, accompagnée et guidée par des hommes de l’envergure de l’esprit et des mérites du maestro Marc Lamarre.

Louis Carl Saint Jean louiscarlsj@yahoo.com 30 octobre 2020


cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur, édition du 11 nov. 2020, VOL. L No. 44 NYC US et se trouve en P. 5, 13 à : http://haiti-observateur.info/wp-content/uploads/2020/11/H-O-11-nov-2020.pdf