Hommage à Gérard Campfort, un brillant intellectuel haïtien
- Par Louis Carl Saint Jean
Consacrer une semaine à la mémoire du Dr Gérard Campfort, à l’occasion du sixième anniversaire de sa mort, est une initiative très noble et très louable. D’abord, qu’il me soit permis de donner à César ce qui lui appartient. Félicitations aux organisateurs, car notre écrivain et philosophe, décédé en Floride le 12 octobre 2013, mérite bien cette commémoration.
J’ai commencé à pratiquer Gérard Campfort, cet homme divinement merveilleux, en février 2004. Depuis lors, et presque à ses derniers jours, on se parlait au téléphone au moins une fois par semaine, cela, donc, jusque vers juillet-août 2013. En ce moment-là (été 2013), sa santé se dégradait lentement mais sûrement.
En fait, j’ai mal parlé. Ce serait, en effet, présomptueux de ma part d’avancer que « je parlais à Gérard Campfort » comme si c’était pour avoir une conversation entre amis. Non, cela n’a pas été le cas. J’appelais Gérard Campfort ― ou il me faisait l’honneur de m’appeler ― poursuivre à distance un cours magistral, aujourd’hui en littérature haïtienne, demain en littérature française, le surlendemain en Histoire d’Haïti, ensuite en sciences sociales ou en philosophie, etc. Et il accomplissait cette tâche avec une aisance rare et une humilité proverbiale.
C’était l’un des plus grands honneurs de ma vie, quand Gérard Campfort m’a immédiate- ment admis dans la galerie sélecte de ses amis. Malgré tout, j’éprouvais toujours une grande peur que de croire que je pouvais être l’ami d’un si grand homme. Je me de- mandais si je pouvais même oser me considérer comme son disciple. Tellement, à mes yeux et à mon entendement, l’homme était grand ! Simple ! Très simple ! En dépit de sa très vaste culture !
Oui, Gérard Campfort parlait avec aisance et élégance de toutes les choses de l’esprit: la philosophie, la rhétorique, la littérature française et la nôtre, la politique (comme il détestait la politicaillerie!), la diplomatie, l’histoire, la sainte parole, le sport (surtout le football), la musique occidentale, la musique haïtienne, le chant haï- tien, nos danses folkloriques, etc. Presque rien ne lui échappait !
Oui, rien ne lui échappait ! Surtout quand il s’agissait de notre cher pays et des hommes remarquables qu’il a produits. Il pouvait parler de Ti Paris ou de Léon Laleau avec la même aisance. Il pouvait exprimer son opinion sur Annulysse Cadet avec la même clarté que s’il le ferait pour Carl Brouard. Il pouvait disserter sur Les yeux d’Elsa de Louis Aragon ou sur Oceano Nox de Victor Hugo avec la même élégance que s’il le ferait sur Machann kasav ou sur Latibonit O, morceaux composés par des compatriotes dont les noms et la mémoire ont été noyés sans merci dans les fleuves houleux de l’indifférence.
Voulait-on parler de football ? Gérard Campfort, en un rien de temps, vous racontait avec précision l’histoire de notre football et celle de toutes les puissances de ce sport-roi.
Voulait-on se renseigner sur un aspect de la musique haïtienne ? Avec exactitude, il vous passait en revue tous les rythmes de notre riche folklore, pétro, ibo, yanvalou, congo, dyouba, lancier, etc. Parallèlement, le jazz, le bossa nova, le boléro, la rumba et d’autres genres étrangers ne lui étaient pas non plus étrangers.
À peine finissait-il de converser avec vous sur les œuvres de Vincent Van Gogh, de Claude Monet, de Pierre Auguste Renoir, de Paul Cézanne ou de Pablo Picasso, il vous présentait avec la même maestria celles de nos Hector Hyppolite, Philomé Obin, André Pierre, Castera Bazile, Luckner Lazard, etc.
En un mot, Gérard Campfort était un intellectuel Haïtien et non un Haïtien intellectuel! L’homme était fier de son pays et de sa culture.
Gérard Campfort avait plusieurs cordes à son arc. Le frère était non seulement très doué pour l’art, mais il était aussi un mordu du sport. En décembre 1961, ce très grand poète et fin lettré cofonde avec Roger Aubourg le mouvement littéraire Hounguénikon. L’année suivante, Serge Baguidy-Gilbert, Jean Max Calvin, Serge Saint Jean, Jacqueline Beaugé et d’autres poètes se rallieront à cette école. En 1966, il a publié Eaux, son premier recueil de poèmes. Le suivra quatre années plus tard, Clés, un autre joyau.
En 1989, il reçoit un dur choc : il perd un manuscrit contenant une centaine de poèmes. Il en a sauvé quelques rares d’entre eux qu’il avait confiés à son ami, le très grand écrivain, le poète et romancier Josaphat Robert Large. Il n’a pu mettre fin à son roman « Dérision », car depuis 2004, il fait face à de sérieux problèmes de vision, ce qui a nettement ralenti son rythme de travail.
Non seulement Gérard Campfort caressait la muse, il était également chanteur et musicien. Certainement, il n’était ni Guy Durosier ni Gérard Dupervil, ni Frantz Casséus ni Amos Cou- langes; mais il chantait de manière décente et jouait assez bien de la guitare. D’ailleurs, de 1970 à 1973, il est guitariste et chanteur du trio de L’Heure Haïtienne, à New York, formé, à part de lui, de Max Antoine et d’André Boucard. Parla suite, Alix «Tit » Pascal a remplacé Boucard. En parallèle, vers 1972, il a collaboré avec « Tanbou Libète », ensemble monté par l’éminent anthropologue Michel-Rolph Trouillot et dans lequel ont chanté, parmi d’autres membres, l’écrivaine et romancière Évelyne Trouillot, Ketly Ménard Trouillot et Edwidge Ménard, respectivement sœur, femme et belle-sœur du fondateur.
Un peu plus tard, en 1976, tandis qu’il prépare son doctorat en philosophie de la Sorbonne, Gérard Campfort fonde le groupe Shango avec Maxime Roumer et Ulrick Joly, deux autres guitaristes et chanteurs. Au sein de cet ensemble dont il est l’un des guitaristes, il a également chanté Kouray (d’Ansy Dérose) et Haïti demain et a mis en musique le texte Liberalizasyon de Georges Eugène. On se rendra compte qu’il n’avait évolué que dans des groupes à caractère progressiste, qui ont beaucoup œuvré dans le renversement du régime des Duvalier.
Que dire du sportif ? Gérard Campfort n’était non plus ni Guy Saint Vil ni Jean-Claude Désir ni Philippe Vorbe, toutefois, dans son adolescence, il était un très bon joueur de football. Quand il a entre douze et treize ans, il fait partie de l’équipe minime du Racing. Par la suite, il a joué dans la seconde catégorie du Victory et du Violette. Il a prématurément raccroché les crampons, ne pouvant digérer la fusion du sport et de la politique. À Paris, il sera responsable de la section sportive de l’Association des étudiants Haïtiens et en même temps joueur et entraîneur de l’équipe de football de cette association.
Je glorifie le nom du Seigneur de m’avoir accordé l’insigne privilège de m’instruire humblement et fièrement aux pieds de ce maître comme le fit jadis Timothée à ceux de Gamaliel! L’homme était extraordinaire ! En entendant et en écoutant Gérard Campfort, on dirait que son cœur et son âme, dons divins, montaient jusqu’à ses lèvres !
J’adorais la ferveur patriotique qui enflammait l‘âme, l’esprit et le cœur de cet Haïtien. Gérard Campfort était un vrai patriote. Il n’était pas de ces intellectuels patriotes au rabais qui épiaient un moment pour faire “quelques dollars de plus” au détriment d’un compatriote qui, comme eux, n’avait pas la chance de posséder leur savoir.
Gérard Campfort était un homme de caractère. Ce n’était pas quelqu’un qui courtisait directement ou indirectement des gens célèbres afin de faire partie de leur cercle. Il pouvait se tenir seul, tout seul. Et il a passé toute sa vie à se tenir debout seul, fièrement seul et droit comme nos beaux palmiers.
Pas une seule fois, Gérard Campfort a brandi son doctorat en lançant:” Je suis un intellectuel.” Or, il était le mot intellectuel fait homme.
Le monsieur était d’une sagesse proverbiale. Pas une seule fois, Gérard Campfort m’a raconté d’avoir manqué d’égards à quelqu’un, surtout à un plus faible ou un plus jeune que lui. Jamais !
Pas une seule fois, Gérard Campfort m’a déclaré avoir haï quelqu’un. Son cœur de poète était trop pur pour recéler un sentiment aussi vain, aussi vil comme la haine.
Gérard Campfort était très humble, peut-être trop humble. Le frère était un grand homme. Aussi grand que la vie !
Gérard Campfort était le prototype, le produit fini d’Haïti, de cette Haïti forte dont avaient rêvé les fondateurs de notre exceptionnelle Nation!
C’est un homme qui, même au soir de sa vie, n’avait qu’un rêve: affranchir ses frères et sœurs de la crasse de l’ignorance.
Gérard Campfort aimait charnellement Haïti. Mais malheureusement, le 3 octobre 1970, cet admirable chroniqueur littéraire et sportif à Radio Haïti, à Radio Caraïbes, à Radio Cacique et à la MBC ; ce rédacteur sérieux du quotidien Le Nouvelliste, ce professeur de belles lettres et de philosophie respecté devait quitter son merveilleux coin de terre. Et il l’a fait tandis qu’il mettait sa vaste connaissance au service de la jeunesse de son pays. En effet, à ce moment-là, il enseignait dans plusieurs établissements scolaires: Lycée de Pétion-Ville, Collège Max Pénette, Collège Canado-Haïtien, Collège Saint François d’Assise, Collège Catts Pressoir, Collège Gérard Dougé, etc. La mort dans l’âme, il a dû faire ce choix pour échapper à la violence aveugle de certains et à la folie meurtrière de beaucoup d’autres.
C’est que Gérard Campfort était un homme de principe, un homme de conviction. Plus d’une fois, il a été invité par les grosses légumes de Port-au-Prince à adhérer à leur cause impopulaire en échange à une position élevée. Mais il avait toujours refusé catégoriquement de stipendier son esprit, de vendre son âme et sa conscience pour un plat de lentilles.
J’ai eu, au cours de ma vie, la chance de croiser le chemin d‘hommes extraordinaires. Parmi eux, je cite, au gré de ma mémoire: Pasteur Naasson Bélizaire Prosper, Gérard Mentor Laurent, Dr René Piquion, Edner Saint Victor, Dr Roger Gaillard, Ulysse Pierre-Louis, Grégoire Eugène, Roger Petit-Frère, Antoine R. Hérard, Dr Carlo Désinor et de rares autres. Ils furent tous de grands hommes. Je les ai beaucoup aimés. Je les ai adorés même. Cependant, Gérard Campfort était unique. Il y avait quelque chose de spécial, de naturel chez cet homme qui l’avait mis nettement à part.
Et avec quel courage divin cet homme hautement spirituel avait- il accepté de retourner vers son Seigneur! Son courage, même dans la maladie, n’a jamais été altéré, ni sa foi chrétienne ébranlée. Et quand il s’apercevait que parfois je ne pouvais pas retenir mes larmes et que j’avais des sanglots dans la voix à cause de son propre état de santé, il me réconfortait lui-même en ces termes : « Non, Louis Carl, il ne faut pas pleurer. C’est la volonté de Dieu ! »
J’adorais Gérard Campfort. Il était l’une de mes rares idoles humaines. Or, Dieu ne m’avait jamais accordé la chance de rencontrer cet homme face à face. Et comme j’étais envieux de mon ami, le poète et lettré William Pierre quand il m’a dit qu’il a rencontré Gérard Campfort après une conférence que celui-ci prononçait en 2007 à Brooklyn sur la vie et l’œuvre de l’immortel écrivain Jean-Claude Charles. Ce jour-là, une terrible migraine m’avait cloué au lit, et l’illustre conférencier devait regagner la Floride le lendemain de ce « great event ». En tout cas, Dieu fait bien, et très bien, tout ce qu’il fait !
Que de belles leçons j’ai apprises de Gérard Campfort, un intellectuel consommé, une tête angéliquement faite, un patriote conséquent, un citoyen honnête, un homme sage, humble !
À son sujet, le docteur Marcelo Mitchelson a parlé d’or: « Gérard Campfort était un géant. C’était un intellectuel de belle eau. Il ne paraissait pas seulement FORT, comme on a l’habitude de dire chez nous pour parler d’un grand intellectuel, il était vraiment FORT. À bien ré- fléchir, il portait bien son nom. Gérard excellait en tout, même en musique. C’était une forteresse imprenable. C’était un CAMPFORT ».
Mon rêve le plus cher, c’est de mener une vie conforme aux préceptes divins pour qu’un jour j’aie la chance de voir ou de revoir face à face de grands Haïtiens tels que Jean-Jacques Dessalines, Jacques Stephen Alexis, Jacques Roumain, Naasson Bélizaire Prosper, Oswald Durand, Leslie François Manigat, Anténor Firmin, Louis Joseph Janvier, Occide Jeanty, Normil Ulysse Charles, Guy Durosier, Gérard Mentor Laurent et… Gérard Campfort. louiscarlsj@yahoo.com 7 octobre 2019
cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur édition du 23 octobre 2019 Vol. XXXXIX No.41, et se trouve en P. 13, 14 http://haiti-observateur.info/wp-content/uploads/2019/10/H-O-23-oct-2019.pdf