Il y a vingt ans, Guy Durosier tirait sa révérence (Quatrième et dernière partie) par Eddy Cavé
Dans les trois premières parties de cet article, l’auteur de De mémoire de Jérémien a effectué un survol rapide de la vie de Guy Durosier, rappelé le contexte socio-culturel de la quinzaine d’années que l’artiste a passée au Canada et évoqué les souvenirs de deux périodes vécues auprès de lui, l’une à Montréal, l’autre dans la région d’Ottawa. Dans cette dernière partie, il aborde la délicate question de la rupture et des réconciliations de Guy avec son public et essaie de percer l’énigme Guy Durosier ?
Une première déception pour ses admirateurs
Une semaine après la merveilleuse soirée du jour de l’an 1971, Guy quittait Montréal sur la pointe des pieds, sans faire d’adieux. À la manière d’un voleur qui s’infiltre dans votre inimité pour repartir avec vos bijoux les plus précieux. Nous apprenions peu de temps après qu’il était retourné au pays pour répondre à une invitation de François Duvalier qui, prétend-on, voulait rencontrer trois célébrités avant de mourir : Pélé, Mohamed Ali et…Guy Durosier. À l’arrivée de Guy à Port-au-Prince, le vieux dictateur était très mal en point, mais l’artiste fit les délices de la famille présidentielle et anima plusieurs soirées dans les cercles du pouvoir. Les vieux amis qui vivaient en Haïti à l’époque se souviennent encore de ces concerts auxquels la Télévision nationale accorda une grande diffusion.
Quatre mois après l’arrivée de Guy au pays, François Duvalier s’éteignait dans son lit, et Guy eut, aux yeux de certains, le privilège de chanter à ses funérailles. Pour d’autres, ce fut une déchéance, une trahison. Quoi qu’il en soit, il se fit ainsi beaucoup d’amis et d’alliés et autant d’ennemis et d’adversaires. Durant les trois premières années de l’expérience de la jeunesse au pou- voir, il bénéficiera, dit-on, de tous les honneurs réservés au petit cercle des proches du pouvoir : chauffeurs, gardes du corps, voitures de fonction, cachets mirobolants, adulation des foules de partisans, etc.
Sur le plan artistique, Guy est comblé. Il retrouve ses anciens amis musiciens du Nord d’Haïti et s’associe aux gars du Septen pour donner des concerts, enregistrer des émissions, produire un disque à succès. À Port-au-Prince où s’affirme comme protecteur des arts un président qui n’a même pas encore atteint la majorité fixée traditionnellement à 21 ans, il fait office de conseiller technique pour tout ce qui touche à la musique. Il aurait même un budget pour monter un orchestre qui ne verra jamais le jour. Dans l’atmosphère bien connue des intrigues de palais, il ne sent plus à son aise et disparaît un beau matin comme il était arrivé.
Nouvelle épreuve, nouveau départ
C’est ainsi qu’à l’été 1974, trois ans après sa première fugue, nous retrouverons Guy, en banlieue d’Ottawa, dans un minuscule Pizza Hutt de Gatineau où il fait un nouveau départ. À la question d’un ami qui lui demande pourquoi il a quitté Haïti, il répond, en ma présence, avec toute la spontanéité apparente du comédien : «Trop d’injustices! Trop d’inégalités!» Bienveillants, les amis haïtiens de la région d’Ottawa-Hull-Gatineau passent l’éponge sur cette mauvaise plaisanterie et il retrouve sa place dans la communauté après un court purgatoire. Il s’installe alors au Sheraton Le Marquis de Hull où il devient le grand prêtre des lieux. Il retrouve sa verve, son entrain, sa bonne humeur. Son frère Auguste, le personnage de la chanson Gran Frè mwen, fait occasionnellement une escale au bar, jouant à quatre mains avec lui et décrochant des tonnerres d’applaudissements.
À cet égard, je ne puis passer sous silence la scène qu’il fit un samedi soir à Auguste pour une bagatelle. On sait que Guy détenait une licence de pilote amateur et qu’il adorait parler de ses expériences aux commandes d’un avion. Le commentaire le plus souvent entendu Chez Tonton à l’époque où je fréquentais régulièrement cette boîte portait sur le rapport que Guy et Jacques Côté, son batteur, avaient avec l’argent. Selon la rumeur, Guy brûlait ses revenus dans son avion privé, tan- dis que Côté, qui possédait un motel à Sherbrooke, investissait le sien. Vrai ou faux ? Aucune importance.
Toujours est-il qu’un samedi après-midi Guy repasse avec le plus grand soin un pantalon de lin et un polo orné de l’écusson de son club de pilotage. En revenant du souper pour s’habiller, il découvre que la chemise avait disparu : Nèg Ogis la ki vòlè zafè m ! » (C’est cet énergumène d’Auguste qui a subtilisé mon polo!) s’exclame-t-il dans un terrible accès de colère. Comme il n’a aucun autre choix, il s’habille autrement et prend l’ascenseur pour se rendre à la salle de danse. Il se retrouve alors nez-à-nez avec Gran Frè qui, ayant exhibé son vêtement de pilote au restaurant voisin, s’en retournait discrètement l’accrocher dans la chambre de Guy. Ce soir-là, ils sont passés à deux doigts d’en venir aux poings. Une véritable histoire de gamins.
C’est dans cette atmosphère bon enfant qu’un nouveau cercle d’amis se forme autour de lui avec, entre autres, Guy Benson, Jacques René, Reynold, Guerda et Jean-Marie Cavé, Lionel Dorlette, Yoyo Lavache, Charles Janvier, mon ex-épouse Marie-Cécile et moi, les Demers, Roxanne, etc.
De nouveau, les amis le croient heureux, mais cet homme qui n’est pas né pour un petit pain continue à rêver grand. Avec en main une vague promesse d’une tournée des Hilton de l’Afrique de l’Ouest, faite chez Reynold Cavé en ma présence par un médecin haïtien résidant au Congo et qui était de passage à Ottawa, Guy résilie son contrat au Sheraton et se met en route pour l’Afrique, via Vancouver. Je crois sa- voir que ce projet ne s’est jamais concrétisé et que le manager du Sheraton fit tout son possible pour essayer de le porter à revenir. Il restera sourd aux appels de cet employeur qui était prêt à lui donner la lune pour le ravoir. L’artiste ne pouvait pas résister à ce nouvel appel du destin.
On ne reverra plus Guy dans la région d’Ottawa-Hull, devenue depuis Ottawa-Gatineau. De même il ne parlera guère, dans ses entrevues et ses témoignages, des belles soirées qu’il a animées dans ce coin du pays. J’ai lu par la suite qu’il avait pris sa retraite à Seattle, dans l’État de Washington, et qu’il partageait son temps entre la musique, le jogging et le bénévolat et qu’il y donnait «des cours de recyclage à des pilotes qui n’ont pas volé depuis longtemps». Toujours la passion de l’avion et des hauteurs!
L’énigme Durosier En lisant et en relisant le très beau livre écrit par son fils Robert Du- rosier et en visionnant plusieurs fois les divers clips des spectacles encore accessibles aujourd’hui, j’ai beaucoup appris sur Guy, mais je suis loin d’être sûr d’avoir percé l’énigme Guy Durosier. Ainsi, je me retrouve en quelque sorte à mon point de départ.
En fait, Guy s’est toujours évertué à s’entourer d’un épais nuage de fumée, confondant réalité et fiction, poésie et narration, rêves et projets, confidences, témoignages, vérités, demi-vérités, faussetés. Et même dans ses conversations avec son fils Robert, il est impossible de tirer des conclusions logiques de ses propos. Un ami journaliste m’a dit qu’il avait une manière bien à lui d’habiller les faits.
Quand, en conversant avec Roberts, il lui dit : «I am a conservative, a Republican and a man who only wears Bostonian shoes», (Je suis un conservateur, un républicain et un homme qui ne porte que des chaussures du style bostonnais). Il donne à penser que, s’il vivait aujourd’hui, il serait partisan de Trump et républicain et il s’habillerait comme tel. En même temps, il exprime une indiscutable fierté raciale dans la chanson Nous et manifeste une admiration sans bornes pour Nelson Mandela, ce qui donne à penser qu’il pourrait être tout aussi bien démocrate et voter Obama. C’est cela l’énigme Guy Durosier.
Quand Guy rassure son fils Robert qui s’apprête à monter sur une scène en lui disant (page 170) _: «Eccentricity is practically expected from an artist» (Le public s’attend presque à ce qu’un artiste soit excentrique). Il le pousse manifestement à ne pas toujours être lui-même et à verser dans l’excès dans ses rapports avec les médias et le public. Et quand il lui dit, en prenant le train à New York : «Robaire, I lived and performed in New York. I jammed with Miles Davis several times…». On ne peut savoir s’il dit vrai ou s’il fabule.
Une première conclusion à tirer de cette observation est que Guy est un artiste qu’il faut admirer sans réserve, un être humain qu’il faut aimer inconditionnelle- ment avec ses qualités et ses défauts et, par-dessus tout, un enfant gâté à qui il faut tout pardonner.
En guise de conclusion,
Cinquante ans après notre première rencontre à Montréal et une trentaine d’années après l’avoir perdu de vue, je pense encore avec une douce nostalgie à tout ce qu’il a apporté à la jeune communauté haïtienne qui se cherchait au Québec, tout en croyant avoir trouvé la terre promise.
Guy a, dans un premier temps, fait du Perchoir d’Haïti et de Brazilia, les accueillantes petites boîtes créées par Carlo Juste, de hauts lieux de rencontres avec la culture haïtienne. Puis il a élu domicile au motel Chez Tonton pour en faire le point de chute des fêtards à la recherche d’une ambiance typiquement haïtienne. Dans la région d’Ottawa-Hull, il a contribué à créer un espace où la chansonnette française, les airs québécois et la musique haïtienne ont cohabité pendant un court lapse de temps dans une parfaite symbiose pour le plus grand bon- heur des amateurs de boîtes de nuit. FIN
cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur, édition du 11 septembre 2019 Vol. XXXXIX no.36, et se trouve en P.13, 14 à : http://haiti-observateur.info/wp-content/uploads/2019/09/H-O-11-septembre-2019.pdf