LE COIN DE L’HISTOIRE
- La polémique entre Jean Price Mars et René Piquion… par Charles Dupuy
L’affaire remonte à l’élection présidentielle de 1930. Il faut savoir que Price Mars, qui n’était qu’un candidat mineur, obtenait, à la surprise générale, onze voix dès le deuxième tour de scrutin, une seule de moins que Seymour Pradel. Sans grand moyen financier, sinon que le produit de la vente du brave cheval dont le docteur se servait pour ses tournées en zones rurales, voilà que Price Mars prouvait que l’on pouvait mener une campagne intelligente et convaincre les sénateurs à voter pour les idées d’un candidat et non pour ses ronflantes promesses. Connu pour sa conduite irréprochable, honorable et droite, Price Mars était surtout réputé pour son célèbre ouvrage, Ainsi parla l’Oncle. Dans ce livre, rempli d’observations tout à fait pertinentes sur le «pays réel», Price Mars évoquait les origines africaines d’Haïti, faisait un inventaire des mœurs, des habitudes et de la psychologie du peuple haïtien, rappelait les multiples richesses de son folklore, de sa mythologie et de son vaudou.
C’est à partir de ces considérations que de jeunes intellectuels noiristes, comme le Dr René Piquion, coururent lui proposer de recourir à l’argument de la couleur afin d’arracher la présidence dans cette élection où les deux plus importants candidats, Vincent et Pradel, étaient des Mulâtres. Price Mars et son organisateur électoral, Jean-Baptiste Cinéas, repoussèrent bien vite la suggestion qui, pour eux, ne se – rait qu’un détournement pervers de démocratie. En fait, Price Mars avait toujours refusé d’invoquer sa couleur par opportunisme électoral et d’en faire un tremplin politique. Pour Price-Mars, en effet, la société haïtienne ne souffre pas d’un problème racial mais bien plutôt d’un problème social. Ainsi, soutient-il, l’Haïtien riche, peu importe sa couleur, se fera l’oppresseur de son compatriote pauvre, cela, peu importe que celui-ci soit Noir ou Mulâtre. Notons en passant que les deux hommes, le Dr Piquion et le Dr Price Mars, sont originaires du Nord, où, nous dit-on, les problèmes de couleur sont considérés comme à peu près inexistants, alors qu’y sévirait plutôt un problème de classe. Bien curieusement, presque tous les doctrinaires de la question de couleur en Haïti sont originaires du Nord : François Saint-Surin Manigat, Jean Price Mars, Lorimer Denis, René Piquion, pour ne citer que ceux-là.
C’est donc trente ans après les élections de 1930 que le Dr René Piquion revenait à la charge pour reprocher une fois de plus à Price Mars de n’avoir pas, comme il le lui proposait à l’époque, utilisé l’argument de la couleur afin de combattre ses adversaires mulâtres et remporter les élections. Jean Price Mars répondra avec les mêmes arguments qu’il lui avait opposés en 1930 : le noirisme militant est une vaste escroquerie intellectuelle dont il n’ acceptera jamais de se faire le complice. À ce propos, René Depestre note que, sans jamais l’avoir voulu, et bien malgré lui, Price Mars avait « rendu possibles les extrapolations extravagantes, les interprétations fantaisistes, les contorsions idéologiques auxquels se sont livrés par la suite de mauvais lecteurs d’Ainsi parla l’oncle comme Duvalier et les autres tenants de la négritude totalitaire ».
Dans sa réponse au Dr Piquion, Price Mars soutiendra que le problème de couleur en Haïti est, d’abord, et avant tout, un problème social que certains politiciens opportunistes récupèrent avec une étonnante absence de vergogne, afin de mystifier le pauvre peuple et satisfaire leur appétit du pouvoir. Price Mars, qui était nonagénaire, à l’époque, établira alors une très intéressante nomenclature de la couleur de la peau de tous les chefs d’État qu’il avait eu l’occasion de rencontrer dans le cours de sa vie, et cela, en remontant jusqu’à Boisrond Canal.
Est-il besoin de signaler que cette polémique était suivie avec la plus grande attention par le public informé et que les arguments du Dr Price Mars qui dénonçait l’opportunisme des politiciens noiristes, le détournement tout à fait cynique qu’ils faisaient de ses idées, étaient regardés comme éminemment subversifs d’autant plus qu’ils contrevenaient à l’idéologie officielle professée alors par le président en exercice, François Duvalier. Les enjeux devenaient de plus en plus risqués et l’émotion d’autant plus vive à mesure qu’avançait le train des arguments des deux adversaires. On craignait le pire pour le vénérable Dr Price Mars qui s’exprimait avec cette liberté de parole que ne peut exercer que celui qui, arrivé au sommet de sa carrière et à la fin sa vie, n’avait plus rien à perdre.
La réponse du pouvoir arriva sous forme d’un avertissement comminatoire qui fut servi au vieux sage dans ce qu’il avait de plus précieux. C’est ainsi qu’un soir, un officier de l’Armée arrêta sa puissante moto devant la résidence du Dr Price Mars, se présenta bien poliment à la porte et, dès qu’il fut invité à entrer, se dirigea sans hésiter vers la bibliothèque du docteur qu’il saccagea de fond en comble. Cette intrusion intempestive de l’officier fut dénoncée dans une lettre ouverte que Marie-Madeleine, la fille de Price Mars, fit paraître dans Le Nouvelliste du lendemain. Est-il besoin d’ajouter que ceci mit fin à la polémique, que Price Mars avait compris que le pouvoir en place n’appréciait pas beaucoup ses remarques tout à fait pertinentes, soit, mais qui allaient au rebours de l’orthodoxie idéologique noiriste que professait le Dr François Duvalier.
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Cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur VOL. LI, No. 33 New York, édition du 1ER septembre 2021, et se trouve en P. 5 à : h-o 1 septembre 2021