L’affaire Viau-Rémy par Charles Dupuy
- LE COIN DE L’HISTOIRE
Sous la présidence de Dumarsais Estimé, les élites du pays vivaient en factions irréconciliables et par mi les nombreux événements accumulés au cours de cette période mouvementée, aucun ne pourra mieux illustrer le persistant climat de rivalité sociale et de haine de classe qui prévalait à Port-au-Prince que la célèbre affaire Viau.
Les faits à l’origine de ce funeste épisode se situent au moment où, après la proclamation des résultats de la faculté de droit de Port-au-Prince, on apprit que c’était un étudiant mulâtre, Gérard Viau, qui devenait le récipiendaire d’une bourse d’études à Paris accordée par le gouvernement français. À la surprise générale, le ministre de l’Éducation, M. Maurice Laraque, écarta le jeu ne Viau pour favoriser nul autre que son propre fils, Ernest Laraque. Le père de l’étudiant débouté, Me Alfred Viau, avocat réputé du barreau de Port-au-Prince, dénonce alors le népotisme, la mesquinerie et l’indécence du ministre dans un retentissant article publié par Le Nouvelliste. Aussitôt, La République, un journal pro-gouvernemental, donne la réplique à Me Viau, l’invitant à ne pas se poser en protecteur de la morale publique puisqu’il était parfaitement normal que le ministre, agissant en bon père de famille, pense, lui aussi, à l’avenir de son garçon, surtout lorsque l’on sait, ajoutait-il, que les Mulâtres ont eux-mêmes suffisamment abusé de tels passe-droits par le passé.
La polémique s’engageait donc sur le ton batailleur et l’esprit militant qui convenaient bien à cette époque d’affrontements passionnés sur les thèses coloristes, quand elle entra soudain dans une spirale sanglante assez révélatrice de la violence des sentiments, quant à la question de classe durant la présidence d’Estimé. Le jeune Viau, s’étant secrètement armé du revolver de son père, alla à la rencontre de Jean Rémy, le directeur de La République. Ce matin du 6 juillet 1948, après avoir conduit Henri, son aîné, à l’Institut Saint-Louis de Gonzague, Rémy était resté dans sa voiture devant l’Imprime rie de l’État, ses enfants Nicole et Raymond installés sur le siège arrière quand, ivre de colère, Viau l’interpella, lui demanda si c’était bien lui Jean Rémy, le directeur de La République.
Après un bref dialogue, Gérard Viau vida le contenu de son chargeur en tirant à bout portant sur son ennemi. Sans même tenter de s’échapper, il se laissa maîtriser par les employés de l’Imprimerie et par la foule des curieux qui s’amassaient sur les lieux du drame. Pendant que des soldats sortaient du proche Pénitencier national, afin d’appréhender Viau et le conduire en cellule, on transportait Rémy à l’Hôpital général où, très vite, il succomba à ses blessures. Le président alla visiter cet ami afin de lui apporter un témoignage public de considération, d’affection et de soutien. « Quand les nouvelles parvinrent à Estimé, nous dit Lyonel Paquin, il répondit instantanément “ L’assassin est-il encore vivant ? “ » (Les Haïtiens, politique de classe et de couleur, p.103). Peu après, Gérard Viau était reconduit menotté sur les lieux de l’attentat. C’est là que l’attendait un groupe de jeunes militants estimistes surexcités qui l’écharpèrent sauvagement avec les armes les plus hétéroclites : couteaux de cuisine, pics à glace, poignards et coup-de-poing américain. Le jeune Viau s’effondra sous les coups et mourut sur le trottoir, sans que les dizaines de soldats qui l’entouraient, aient même tenté de faire un geste pour le protéger.
L’affaire Viau permettait de prendre la juste mesure de la déchirure profonde, de la situation conflictuelle permanente dans laquelle évoluaient les élites port-au-princiennes, en plus d’apporter une éloquente démonstration de la polarisation extrême de leurs sensibilités, de leurs rivalités passionnelles et de leur antagonisme social. L’assassinat de Rémy, suivi du lynchage de Viau, leurs funérailles simultanées, réveillèrent toutes les haines recuites, toutes les vieilles rancunes mesquines entre la bourgeoisie traditionnelle et les membres de la classe, suscitant au passage une chaîne de querelles partisanes autour de la délicate question de couleur. (L’éloge funèbre de Viau fut prononcé par le sénateur Alphonse Henriquez et celui de Rémy par Fernand Prosper).
Se sentant menacé, Me Alfred Viau s’exila avec femme et enfants en République dominicaine. Là, Trujillo lui ouvrit les micros de la radio officielle où il s’interrogera sur l’autorité morale d’Estimé qu’il dénonçait comme l’inspirateur clandestin, l’auteur intellectuel du meurtre de son fils. Me Alfred Viau ne revint à Port-au-Prince qu’en 1957 pour se porter candidat à la présidence de la République. Aspirant mineur à cette fonction, il s’exila de nouveau à Santo Domingo après son échec. C’est à New York qu’il est mort en 1969. C.D. coindelhistoire@gmail.com (514) 862-7185.
Cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur (New York) VOL. L No. 50, édition du 23 décembre 2020, et se trouve en P. 3 à : http://haiti-observateur.info/wp-content/uploads/2020/12/H-O-23december-2020.pdf